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La suffragette au collier de perles

Elle qui savait utiliser toutes les tribunes, Thérèse Casgrain n’aurait sans doute pas dédaigné discuter de son propre «cas» lors d’un colloque qui a scruté son engagement politique et social.

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Elle qui savait utiliser toutes les tribunes, Thérèse Casgrain n’aurait sans doute pas dédaigné discuter de son propre « cas » lors d’un colloque qui a scruté son engagement politique et social.

Un soir à Ottawa, alors que Thérèse Casgrain quitte ses bureaux du Sénat, un homme l’aborde. « Vieille putain », lui crie-t-il.

« Jeune homme, à mon âge, c’est un compliment », lui rétorque-t-elle du haut de ses 74 ans. Quelques mois plus tôt, elle avait rembarré de la même façon un journaliste qui s’étonnait de sa nomination au Sénat, elle qui atteindrait bientôt la limite d’âge de 75 ans. « Qu’allez-vous pouvoir faire en seulement neuf mois? » s’inquiétait-il. « Vous seriez étonné de ce qu’une femme peut faire en neuf mois… » , lui lança-t-elle. Elle avait le sens de la repartie, Thérèse. Une vivacité d’esprit résumant la force de caractère qui lui permettra d’arracher le droit de vote pour les Québécoises, la reconnaissance de leurs droits civils, le droit de recevoir comme les autres Canadiennes des allocations familiales à leur nom plutôt qu’à celui du père.

Une force de caractère qui la fera militer pour les grandes causes sociales, les droits de la personne, la paix dans le monde. Qui la fera entrer au CCF (Commonwealth Cooperative Federation), l’ancêtre du NPD, au milieu des années 40, à une époque où les partis de gauche étaient honnis au Québec et condamnés par l’Église. Une force de caractère enfin qui, plus modestement, aura permis aux trois cents participantes (largement majoritaires) et participants du colloque Thérèse Casgrain, en mars dernier à l’Université du Québec à Montréal, de passer trois jours à la découverte d’une personnalité plus complexe que la seule image de la suffragette au collier de perles.

La politicienne non élue

Aux témoignages et aux savantes analyses se sont ajoutés les commentaires de l’assistance. Certaines avaient connu Mme Casgrain d’aussi loin que la lutte pour le suffrage féminin. Leurs souvenirs étonnaient. La terrible insensibilité du clergé («Si vous mourez en couches mesdames, ne vous inquiétez pas, d’autres vous remplaceront»), la féroce misogynie de la classe politique, les éditoriaux disgracieux résonnaient en fait étrangement en cette salle nommée en l’honneur de Marie Gérin-Lajoie, elle-même pionnière de la lutte des femmes au Québec et mère politique de Thérèse Casgrain.

Thérèse dans tout ça? Au-dessus de la mêlée. Et pas par pur idéalisme idéologique. Par instinct politique. La grande leçon de ce colloque, le sixième de la série de l’UQAM sur les leaders politiques du Québec contemporain et le premier consacré à une femme, aura été de démontrer à quel point Thérèse Forget-Casgrain était une politicienne née, un « animal politique » comme l’a décrite un compagnon de route du CCF.

Pour notre plus grand bonheur, elle a ouvert la voie. Pour son plus grand malheur, elle n’a jamais siégé, en dépit de ses huit tentatives de se faire élire. La fille de Sir Rodolphe, député conservateur fédéral, l’épouse de Pierre Casgrain, député et ministre libéral puis Orateur aux Communes, fut pourtant une vraie passionnée de la politique. Passionnée des débats parlementaires, des jeux de coulisses, de l’exercice du pouvoir. La générosité de ses idées ne faisait pas de doute. Mais au risque de froisser quelques susceptibilités, comme l’a fait observer dès le début du colloque, Fernand Daoust, président de la FTQ, qui milita avec elle au CCF, il faut aussi admettre qu’elle avait la manière typiquement politicienne de défendre avec hargne les intérêts de son parti et des idées très arrêtées sur certains sujets tels le séparatisme québécois ou… le divorce. (De fait, les propos de M. Daoust ne furent pas sans créer quelques remous… )

La militante polyvalente

Thérèse Casgrain savait défendre farouchement ses dossiers et utiliser tous les moyens à sa disposition : rédiger des mémoires, se servir de la radio, plus tard de la télévision, ou faire appel à son vaste réseau de connaissances (elle était à tu et à toi, si ce n’est apparentée, avec les plus importantes personnalités de son temps). Loin d’elle toutefois le militantisme contestataire. Le député néo-démocrate et ancien président de l’Association de protection des automobilistes, Philip Edmunston, pouvait en témoigner. Il a connu Mme Casgrain à la fin des années 60 alors qu’elle présidait l’Association des consommateurs du Canada. Jeune Américain qui avait travaillé auprès de Ralph Nader-grand défenseur des consommateurs aux États-Unis, Philip Edmunston avait tenté de la convaincre du bien-fondé de ses théories. La lutte, expliqua-t-il à la dame de 70 ans, doit passer par le harcèlement des entreprises, le piquetage, les poursuites judiciaires… « Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’était pas tout à fait d’accord… » , a-t-il raconté sous les rires de l’auditoire.

Quelques panélistes ont démontré pour leur part que la trajectoire de Thérèse Casgrain reposait sur des visées politiques tout à fait modernes. D’accord, son militantisme féministe passait par la valorisation de la famille et des arguments de justice sociale («Elle ne se disait pas féministe mais humaniste », n’ont cessé de répéter ceux et celles qui l’ont bien connue, notamment Jeanne Sauvé). Mais n’était-ce pas là la seule porte d’entrée sur la scène publique pour les femmes de son temps? D’ailleurs, de ses discours des années 30 jusqu’aux réflexions qu’elle aura à la fin de sa vie sur la place des femmes dans la société (même si les féministes en jeans des années 70 qui refusaient mariage et enfants horripilaient cette élégante mère de famille), tout concourt à démontrer qu’elle répondait au fond à bien des critères du féminisme contemporain.

De même, s’est demandé la sociologue Marie-Blanche Tahon dans un exposé remarqué, pourquoi bien des militantes comme Thérèse Casgrain sont-elles passées de la défense des droits des femmes au militantisme pour la paix? Par nature féminine ou parce que c’était pour elles la seule façon d’agir au plan international.

Quant à l’étonnement que Thérèse Casgrain causa en ralliant le CCF, en 1946, elle qui avait été toujours si proche des libéraux, ne s’explique-t-il vraiment qu’en raison des idéaux sociaux-démocrates de Mme Casgrain? L’intuitive Thérèse Casgrain n’a-t-elle pas aussi pressenti que jamais au grand jamais elle n’occuperait de poste de pouvoir au sein du Parti libéral de ce temps. Bien pis, une étude de Michel Lévesque, étudiant en histoire à l’UQAM, démontre bien à quel point les libéraux provinciaux ont écarté les femmes de 1950 à 1970, au grand dam de militantes comme Lise Bacon.

En allant au CCF, Thérèse Casgrain éliminait sans doute toute chance de se faire élire. Mais personne ne lui mettrait de bâtons dans les roues, comme ce fut le cas lorsqu’elle fit une première campagne comme libérale indépendante en 1942. Le CCF accueillit d’ailleurs avec joie cette tête d’affiche, lui réservant des postes-clés sans égard à son sexe. Elle devint ainsi la première femme à diriger un parti provincial au Canada en 1951, le Parti social-démocrate, aile québécoise du CCF.

On ne passe pas soixante ans de vie publique sans par ailleurs traverser quelques zones d’ombre. Thérèse Casgrain en a eu sa part, notamment vers la fin de sa vie.

Accepter d’entrer au Sénat (trahison des idéaux du NPD ou honneur de joindre les rangs de ce club masculin? ), appuyer en octobre 1970 la Loi sur les Mesures de guerre (horreur du terrorisme ou absence de distance envers son fils spirituel Pierre Trudeau? ), se joindre aux Yvettes lors du référendum de 1980 (récupération du vote des femmes ou geste normal d’une politicienne au fédéralisme convaincu, pour ne pas dire intolérant? ), autant d’attitudes qui furent âprement discutées au cours du colloque. A moins qu’il ne s’agisse là d’ultimes paradoxes d’une femme qui en connut toute sa vie, elle qui pouvait se révolter contre le malheur des démunis tout en s’inquiétant de la baisse des actions de Bell Canada, au grand désespoir de la jeune Monique Bégin, qui rapporte l’incident dans un texte lu à l’ouverture du colloque.

Thérèse la combative n’aurait sans doute pas dédaigné être de la partie pour en discuter…