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Bleau, Veilleux, Morello et Pères

De plus en plus de jeunes femmes, à l’aube de la trentaine, se préparent à prendre les rênes de l’entreprise mise sur pied par leur père.

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De plus en plus de jeunes femmes, à l’aube de la trentaine, se préparent à prendre les rênes de l’entreprise mise sur pied par leur père. « A 11 ans, je disais déjà que je serais un jour à la tête de l’entreprise » , se souvient Manon Veilleux, aujourd’hui assistante-directrice du Groupe RGR, un important manufacturier de jeans établi à Saint-Georges-de-Beauce. Après avoir gravi un à un les échelons, elle a aujourd’hui, à 27 ans, 1100 employés sous sa responsabilité. Et elle ne vise rien de moins, d’ici quelques années, que le sommet de l’empire que son père a mis vingt ans à bâtir. Le bâtisseur en question, Rolland Veilleux, ne doute pas qu’elle y parviendra.

Entre l’ombre et la lumière

Les femmes-conjointe, fille ou sœur-ont de tout temps participé au développement de l’entreprise familiale en y assumant, souvent dans l’ombre, des tâches essentielles. Collaboratrices dévouées et indispensables, elles ne bénéficient pourtant pas toujours des pouvoirs et des avantages consentis aux partenaires en règle, c’est-à-dire les hommes. « Puisqu’elles étaient exclues des postes clefs, il n’est pas étonnant que peu de filles se soient retrouvées sur la liste des successeurs éventuels dans les entreprises familiales » , souligne Louise Émond Péloquin, coordonnatrice du Groupe de recherche sur les entreprises familiales, à l’École des Hautes; études commerciales . Du coup, la succession était traditionnellement réservée aux seuls garçons de la famille. Là comme ailleurs, le vent tourne. Les données concernant la représentation des femmes dans les entreprises familiales-à titre de dirigeantes et propriétaires-sont encore très récentes; mais il ne fait aucun doute que de plus en plus de jeunes femmes, à l’aube de la trentaine, se préparent, si ce n’est déjà fait, à prendre les rênes de l’entreprise mise sur pied par leur père. Et si ce mouvement, encore bien timide, poursuit son amorce, le milieu québécois des affaires pourrait bien, d’ici quelques années, avoir un tout nouveau visage. En effet, les PME représentaient, en 1990, 99, 4% des corporations du Québec. Parmi elles, 90% étaient des entreprises familiales. Ce ne sont donc ni le manque d’occasions ni le contingentement qui risquent de freiner l’élan des ressources féminines.

La relève se manifeste

« Plusieurs hypothèses comme la discrimination, l’ambiguïté des rôles et l’éducation peuvent expliquer l’invisibilité des filles dans les entreprises familiales, note Louise Émond Péloquin. Il y a en fait trois obstacles majeurs à ce qu’elles prennent une part active : leur manque d’estime de soi, leur père et la rivalité entre frères et sœurs ».
Ces obstacles n’ont pas prévalu dans la famille Bleau. « Très jeune, j’accompagnais mon père partout. J’ai développé avec lui une grande complicité » , raconte Jacinte Bleau, aujourd’hui responsable du contrôle de la qualité et de la recherche au laboratoire de prothèses et d’orthèses Médicus. Fondée il y a trente-sept ans par son père, Jean-Claude Bleau, l’entreprise montréalaise compte aujourd’hui trois magasins et une manufacture qui emploient environ quatre-vingts personnes. Les sept enfants de la famille Bleau sont tous co-propriétaires de l’entreprise, mais seule Jacinte y travaille actuellement à temps plein, tandis que son frère aîné, Benoît, prépare en parallèle la réorganisation de l’entreprise. « Ma fille a fait des études très poussées, souligne M. Bleau, et elle a acquis une très grande maîtrise dans son domaine » . Formée notamment en Suisse et aux États-Unis, Jacinte Bleau a d’ailleurs été une des premières femmes à se tailler une place dans ce monde hautement spécialisé, et masculin, qu’est celui des orthésistes-prothésistes. « C’est venu tout naturellement. J’ai bien sûr fait des études en fonction des besoins de l’entreprise mais ça correspondait aussi pleinement à mes intérêts personnels. Dès lors, mon père s’est appuyé sur moi pour bâtir une structure professionnelle et scientifique dans l’entreprise » . Si tous les enfants de la famille ont eu les mêmes possibilités et encouragements de la part de leur père, la spécialisation de Jacinte en a fait une candidate toute désignée pour prendre la relève.

La fin de la résistance?

Les dirigeants d’entreprises, des hommes pour la plupart, ont longtemps été réticents à léguer leurs affaires à leur fille ou leur conjointe. Et si, globalement, ils disent privilégier un membre de la famille pour assurer la relève, ce sont souvent des membres extérieurs qui, après leurs fils, hériteront de la succession. Selon des données recueillies en 1986 par Julien Naud, de l’Institut de recherches politiques de l’Université Laval, 40 % des dirigeants d’entreprises auraient souhaité que leur fils prenne la relève, tandis que 37 % auraient plutôt opté pour un associé ou quelqu’un avec qui ils n’ont aucun lien familial. Seulement 18 % d’entre eux auraient vu en leur fille ou leur conjointe une successeure potentielle, alors que 4 % auraient confié la relève à un frère. Bleau père serait-il avant-gardiste? « Avec six filles et un garçon, mon père se doutait bien qu’il ne pourrait pas s’en remettre à son seul fils », note Jacinte. Ce n’est pourtant pas en désespoir de cause qu’il a misé sur l’une de ses filles. « Parce qu’elle a toujours été très motivée, mon père favorisait Jacinte au sein de l’entreprise » , affirme Benoît. « Moi-même je m’y suis investi plus tard, mais mon père s’est tourné vers moi parce que Jacinte a choisi de consacrer plus de temps à sa famille » , ajoute-t-il. A 33 ans, mère de trois jeunes enfants, Jacinte Bleau préfère donc, du moins pour l’instant, limiter ses activités au sein de l’entreprise. « Si j’avais été prête à en prendre plus, il m’aurait tout délégué avec une confiance inouïe » , reconnaît-elle. Malgré cette « préférence » du père fondateur, aucune jalousie ni grincement de dents ne sont venus assombrir les relations familiales. Et chacun a, semble-t-il, réussi à se tracer un territoire à la mesure de ses disponibilités, et de ses forces. « Il n’y a jamais eu de rivalité entre nous, précise Jacinte. Mon père a de son côté toujours respecté nos choix, que l’on décide ou non de participer activement au développement de l’entreprise. De toute façon, mon frère et moi sommes complémentaires » . « J’ai besoin de Jacinte, ajoute Benoît. Elle est le cerveau technique et clinique de l’entreprise. Et puis nous avons les mêmes intérêts; seuls nos objectifs professionnels sont différents » . Si les pères gestionnaires semblent aujourd’hui plus disposés à entrouvrir les portes de leur entreprise à la relève féminine, les jeunes femmes ont, elles aussi, peu à peu changé d’attitude et appris à s’imposer davantage. Il n’y a, bien sûr, ni modèle unique ni tracé infaillible. Mais une présence assidue et surtout, un intérêt pour toutes les facettes du fonctionnement de l’entreprise, pourraient ouvrir bien des portes. Cela n’implique pas pour autant la nécessité, pour les femmes, de chercher à se conformer à l’image de superwoman généralement galvaudée dès que l’on cherche à expliquer leur réussite, en affaires encore plus que dans les autres domaines. La confiance en soi, l’initiative, l’esprit de décision et même la capacité de remettre en cause les orientations, les structures et les stratégies du père, permettent de plus à chacune de se forger une personnalité qui saura, au sein de l’entreprise comme ailleurs, paver la voie de sa crédibilité. « J’ai toujours donné mon avis sur les projets que souhaitait réaliser mon père ou sur les changements de gestion qu’il envisageait », explique Jacinte Bleau. Du reste, il a compris qu’on ne pouvait perpétuer le même type de gestion que lui, et que ce n’était pas nécessaire qu’une seule personne le remplace. Nous privilégions maintenant une gestion plus participative », ajoute Benoît. « Je me sens tout à fait en sécurité, confie pour sa part Jean-Claude Bleau. Les mots clés d’une bonne transition demeurent à mes yeux la confiance, l’intégration et l’appartenance » .

La fille du patron

Prendre les devants, oser imposer sa propre vision permettent aux femmes, bien souvent, de se démarquer et d’être reconnues pour leur potentiel. Mais qu’elles choisissent de poursuivre des études avancées ou qu’elles apprennent « sur le tas », qu’elles participent très tôt ou qu’elles se manifestent sur le tard, les successeures en devenir devront, pour se frayer un chemin, composer avec la somme de leurs essais et de leurs erreurs, de leurs bons coups et de leurs changements de cap. Là comme ailleurs, les règles du jeu sont strictes et exigeantes. Mais si la tutelle du père contribue quelque peu à dégager la voie, elle vient, du même coup élever d’un cran la barre qu’auront à franchir ses rejetons pour se tailler une place au sein de l’entreprise. « Toute jeune, je travaillais pendant les vacances, puis petit à petit, j’ai touché un peu à tout. J’ai par la suite suivi des cours de comptabilité; mais après deux ans aux services comptables, j’étais saturée. J’avais prouvé ce que je pouvais y faire. Je voulais aller plus loin, foncer » , se souvient Manon Veilleux, du Groupe RGR. Depuis, elle n’a cessé de cumuler les connaissances et les responsabilités. « Il faut montrer nos possibilités, et faire nos preuves, non seulement vis-à-vis de notre père, mais aussi de tous les partenaires et employés » , ajoute-t-elle. Et le défi est de taille, car la fille du patron tout comme le fils d’ailleurs, ne bénéficient d’aucun passe-droit ni traitement de faveur. « Tu sais que ton père attend beaucoup de toi, tu dois aussi donner l’exemple, et ne pas trop faire d’erreurs. Ce que ton père a bâti tu ne dois pas le détruire, mais plutôt l’améliorer, lui offrir la possibilité de grandir, de se développer. La pression est forte » , reconnaît Manon Veilleux. « Mais ce sentiment s’estompe avec le temps, souligne Jacinte Bleau, parce qu’on apprend à s’entourer de gens qui font qu’on se sent plus solide » . Le passage entre le rôle de père et celui de patron n’est pas, lui non plus, de tout repos. « Comme parent, tu protèges tes enfants, alors que dans le feu de l’action d’une entreprise, tout ce système change. Tu dois en quelque sorte rejeter ces valeurs pour leur permettre d’avancer, de faire leurs classes », explique Rolland Veilleux, dont le fils aîné, Steve, travaille également dans l’entreprise. « Je crois que tous les pères dirigeants souhaitent que leurs enfants prennent la relève et perpétuent ce qu’ils ont entrepris. Moi, je leur ai permis de participer, et d’aller chercher ce dont ils avaient besoin. En fait, je leur ai ouvert des portes. Mais comme patron, je n’ai pas eu le choix d’être sévère avec eux, par souci d’équité envers les autres employés qui sont exigeants eux aussi. Sans compter la pression des cadres qui sont là depuis dix ans, et qui voient arriver la fille du patron. L’intégration est difficile » , ajoute-t-il.

16Question de propriété

Malgré les nombreuses fonctions qu’elles occupent dans l’entreprise, les filles accèdent moins souvent à la propriété que les fils. Or la succession passe, d’abord et avant tout, par la propriété, une étape encore difficile à franchir pour les femmes. La part qu’elles détiennent demeure par ailleurs souvent bien minime en regard des responsabilités et tâches qu’elles assument au sein de l’entreprise familiale, la plus grosse part du gâteau étant réservée à leurs frères ou aux autres membres masculins de la famille. En 1993, Louise Emond Péloquin et son équipe ont recensé 650 postes à temps plein occupés par 576 femmes (les titulaires portant souvent plus d’un chapeau à la fois) dans quelque 374 entreprises familiales. Près de 31 % étaient des postes de direction, 51 % de niveau cadre intermédiaire ou reliés à l’administration et à la comptabilité, 5 % au secteur des ventes et des relations publiques; plus de 12 % étaient des postes d’employées. Le tiers de ces 576 femmes détenaient des titres de propriété, allant du symbolique 1 % à la détention majoritaire.

D’un règne à l’autre

La survie de l’entreprise familiale dépend, bien sûr, de la réussite de la transition d’une génération à l’autre. Mais si les dures lois du marché restent incontrôlables, les armes nécessaires pour affronter cette jungle peuvent, et doivent, elles, être transmises aux successeurs. Les pères préparent-ils leurs enfants, qu’ils soient filles ou garçons, de la même façon? « Pour moi, il n’y pas de différence, dit Rolland Veilleux. Je crois que les choses ont changé, que les filles et les garçons ont les mêmes possibilités. En fait, c’est l’hésitation qui empêche d’avancer. Quand on hésite à prendre des décisions, on perd des plumes, que l’on soit homme ou femme ». C’est donc grâce à ses seules compétences que Manon Veilleux a franchi avec succès toutes les étapes, s’attirant du même coup le respect de ses collègues et la confiance de son père. « Même si mes enfants pensent que je veux tout contrôler, moi je serais prêt à leur céder ma place demain matin. A l’interne, ça va bien, Manon s’est intégrée avec beaucoup de souplesse. Mais à l’externe, ils vont se faire avaler tout rond. Je dois leur déblayer le chemin avant de partir » , précise Rolland Veilleux. Les affaires sont les affaires! Un monde impitoyable qui n’a que bien peu d’indulgence à l’endroit de la relève. A 52 ans, Rolland Veilleux se donne donc encore trois ans avant de laisser aller la barque et ainsi permettre à Manon et Steve de prendre à leur tour le gouvernail. Ce qui, entre temps, devrait fournir l’occasion à Manon Veilleux de s’aguerrir. « Le défi est maintenant différent; le but à atteindre, c’est la tête, la présidence », dit-elle, déterminée. Et cette perspective ne brouille en rien sa relation avec son frère, l’aîné de la famille. « Nous n’avons que 16 mois de différence, et nous avons toujours été très près l’un de l’autre. Steve, c’est mon complice; il a ses forces, j’ai les miennes. Et jamais on ne se battra pour la direction. De toute façon, il y a assez de place et de travail pour nous deux » , conclut-elle.

En milieu non traditionnel

Pionnières par la place qu’elles occupent désormais au sein de l’entreprise familiale, certaines successeures en viennent aussi à explorer des secteurs d’activités encore largement occupés par les hommes. Elizabeth Morello est, avec d’autres associés, partenaire de son père dans le Groupe Genix, une entreprise de Montréal spécialisée dans le développement immobilier et la construction, véritable bastion masculin s’il en est. « C’est un milieu exigeant, composé à 99 % d’hommes, et pas très ouvert. Comme femme, tu es jugée fort sévèrement, tu dois donc faire tes preuves » , explique Élizabeth Morello. « On ne m’a jamais attaquée personnellement, mais lorsque j’arrive sur un chantier, je sens que ma présence ne passe pas inaperçue. Ils sont plutôt habitués à voir les femmes dans un rôle de secrétaire ou de réceptionniste » . Élizabeth Morello s’est jointe à son père et à son équipe en 1986. D’abord affectée au bureau des ventes, elle a ensuite voulu s’immiscer davantage dans la construction « pour goûter à la boue », dit-elle. Sa formation en communication ne l’avait pourtant pas destinée à chausser les bottes et à diriger un chantier. Aujourd’hui gérante de projet et toujours active au bureau des ventes, Élizabeth n’a qu’une envie : aller encore plus loin. « C’est un travail fascinant, qui m’amène à développer des connaissances dans une foule de domaines. C’est certain que la crédibilité de mon père m’a bien servie, mais je pense que je suis respectée aujourd’hui pour ce que je suis capable de faire » , précise-t-elle. Son père, Larry Morello, ne tarit pas d’éloges. « Je crois que les femmes peuvent trouver leur place dans ce domaine. Et Élizabeth est très forte. Je n’ai pas de fils, mais de toute façon, ma fille en vaut bien deux! » « Pour l’instant, mon père me guide et me délègue de plus en plus de responsabilités; il souhaite se retirer tranquillement tandis que moi, je dois continuer d’aiguiser mes talents de gestionnaire. Je suis également chanceuse d’être dans un partenariat où chacun a ses responsabilités, où chacun est en quelque sorte roi et maître de son lopin. Et je compte bien y rester » , affirme Élizabeth Marello. Autre source de fierté pour son père, Élizabeth est, à 35 ans, devenue la première femme à siéger au conseil d’administration de l’Association provinciale des constructeurs d’habitation du Québec (APCHQ). Et si tout se déroule comme prévu, elle sera aussi la première, dans deux ans à se hisser à la présidence du conseil de l’APCHQ. « Peut-être que ça paraissait bien qu’une femme accède enfin au conseil, mais ma candidature a avant tout été retenue parce que j’étais apte à remplir les fonctions. Et je pense que les associations découvrent de plus en plus les bienfaits qu’apporte un point de vue féminin. Les femmes sont en général plus médiatrices » , soutient-elle. « Les femmes ont développé des habiletés qui leur sont propres : capacité de s’exprimer et de communiquer pour régler les problèmes, de garder la paix dans la famille et dans l’entreprise. Les dirigeants d’entreprises devraient capitaliser sur ces habiletés supplémentaires » , souligne Louise Émond Péloquin. Élizabeth a d’ailleurs bon espoir de voir de plus en plus de ses consœurs percer dans ce domaine. « C’est un créneau difficile à pénétrer, et l’ouverture se fait souvent grâce au père, parce que ça reste un monde mené par les hommes. Mais je vois de plus en plus de femmes dans ce milieu, et je suis certaine que, d’ici vingt ans, ce sera très différent » . Lorsque pères et filles auront, de part et d’autre, repoussé leurs limites pour réorienter leur regard dans une même direction, toutes ces ressources sous-estimées pourront alors être pleinement exploitées.