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Arabe et cochonne

La simple évocation du titre de son spectacle provoque : Arabe et cochonne. Quel est donc l’oiseau rare et effronté derrière ce titre ?

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La simple évocation du titre de son spectacle provoque : Arabe et cochonne. Quel est donc l’oiseau rare et effronté derrière ce titre ? Nabila Ben Youssef habite un quartier de l’est de Montréal, près du Stade olympique. « Je ne peux pas être plus québécoise que ça ! » me dit-elle en ouvrant sa porte barrée d’une grosse affiche rouge : ATTENTION CHIEN. « Entrez, fait-elle, il n’est pas méchant. » Je retrouve cette crinière noire et cette détermination à tous crins vues en , sur la scène du Studio-théâtre de la Place des Arts de Montréal, dans le cadre du Festival du monde arabe. « Je n’ai jamais été aussi heureuse et épanouie que maintenant. Je m’aime ici, dans ce Québec que j’habite à présent. J’ai l’impression que tout m’est permis, que tout est possible. À moi la liberté ! » Et sa neuve liberté, elle la crie tout au long du spectacle qu’elle a monté avec un minimum de moyens, à la force du bras si l’on peut dire. Un show qui est un programme en soi, un étendard, une hérésie. Voyez. Elle ouvre le spectacle en expliquant que le titre d’abord choisi était Musulmane et cochonne, jugé trop choquant. Elle s’est finalement rabattue sur Arabe et cochonne. Et mène sa performance à un rythme endiablé. — Pourquoi les hommes saoudiens portent-ils une longue tunique ? — Parce qu’ils sont toujours en érection. Ouf ! Quelque chose de jouissif, en ces temps d’intégrisme tous azimuts. Devant un tel franc-parler, et un tel manquement à la rectitude politique, l’auditoire est désarçonné. En fait, on a un peu l’impression de faire un mauvais coup en assistant à ce spectacle. Sorte de malaise, peur d’être raciste, d’être impie. Très curieux. Nabila Ben Youssef est née à Tunis, il y a 42 ans. C’est un peu par accident qu’elle s’est installée au Québec voilà 10 ans, invitée par la réalisatrice Louise Carré à venir travailler au montage et à la bande-son d’un documentaire dont elle était protagoniste. « J’ai dit à Louise : “Si je viens au Québec, je ne repars plus.” » C’est ainsi qu’elle quitte parents, ami de cœur, maison, boulot, soleil et Méditerranée en , pour venir en terre québécoise glacer sa peau mais réchauffer son âme. « J’étouffais chez moi, où la liberté d’expression est nulle. Quand j’ai mis le pied à Montréal, encore empêtrée dans mes tabous, mes interdits, mes non-dits, tout s’est ouvert soudain. J’ai aimé la façon de vivre des Québécoises. J’ai aimé la liberté possible dans ce pays. J’ai adopté le Québec sans me retourner. » Celle qui avait été comédienne dans son pays veut désormais s’exprimer seule sur une scène. Elle a tellement de choses à dire, et elle veut les dire avec une certaine légèreté, pour déboulonner le cliché de la musulmane victime et pas rigolote du tout. Fin de l’été  : à 37 ans, elle s’inscrit à l’École nationale de l’humour de Montréal. Elle est deux fois plus âgée que les autres étudiants; elle n’a jamais écrit un mot en français; n’a jamais fait de stand-up comique. Et le ciel lui tombe bientôt sur la tête en même temps que les avions sur le World Trade Center : en rentrant dans sa classe un matin suivant le , elle trouve inscrit sur le tableau noir : « Les Arabes, c’est de la merde. » Deux fois, elle vient près de tout abandonner. Mais elle persiste, encouragée par la directrice de l’École de l’humour. « Je crois en cette femme, en son talent, explique Louise Richer. Elle a du charisme, une force en elle. Elle a monté seule tout son spectacle et amélioré fortement son efficacité comique. Elle a bûché comme une folle. Il y a peu de femmes en humour. Être fille et comique, c’est difficile. L’humour semble encore, pour les femmes, un mode d’expression à conquérir. Alors imaginez être musulmane et comique ! » Le soir du spectacle, la salle était remplie à craquer. « Ça a été le plus beau moment de ma vie, raconte Nabila. Monter sur une scène et enfin pouvoir dire ! » Une chaise droite pour tout décor. Et parfois un musicien avec un tam-tam, pour accompagner la danse du ventre, suavement exécutée par la performeuse, qui lie les sketches entre eux. On arrive au meilleur « numéro » du spectacle, celui qui clouera un peu tout le monde au plancher : Nabila nous entraîne à bord d’un vol d’Air Saudi Disjoncté (sic). Les hommes sont tous en première classe, avec leurs animaux de compagnie. Les femmes, que le commandant du vol appelle les « chèvres », sont toutes dans la soute à bagages, allongées par terre, « pour protéger les valises ». La salle ne sait trop que faire : rire ou pas ? Sur les 130 spectateurs que peut accueillir le Studio-théâtre, beaucoup de couples, dont une moitié peut-être d’origine étrangère, l’autre « de souche ». Je compte deux femmes qui portent le foulard. « J’espère qu’après mon spectacle, elles auront envie de l’enlever ! » Le message est clair. Nous sommes de retour dans l’est de Montréal, chez Nabila. « Je veux dire que les femmes musulmanes ne sont pas les soumises, les aliénées, les idiotes que vous imaginez. Elles aiment l’amour. Elles aiment faire l’amour. Elles sont aussi cochonnes que les Québécoises, mais elles le disent moins. Parce qu’elles ne peuvent pas s’exprimer. Et en même temps, je veux dénoncer ceux qui les oppriment et les empêchent d’être elles-mêmes. Il y a un tel poids de traditions et de conservatisme dans les sociétés arabes ! » Revenons à bord d’Air Saudi Disjoncté… L’hôtesse explique maintenant que les hommes s’en vont à un festival de lapidation et peuvent participer à un tirage. Prix à gagner : cinq pierres gratuites. Et explique ensuite que les femmes, elles, sont les invitées d’un festival de l’excision… N’a-t-elle pas peur, Nabila Ben Youssef, de finir avec une balle entre les deux yeux ? « Ma plus grande peur, c’est de commencer à avoir peur. Non, je ne veux pas me soumettre à la peur. Qui suis-je à côté de Théo Van Gogh [Cinéaste néerlandais assassiné dans une rue d’Amsterdam après avoir tourné un film très critique sur la condition des femmes musulmanes aux Pays-Bas.] ? Qui suis-je à côté de Taslima Nasreen [Femme médecin contre qui une fatwa, la condamnant à mort pour blasphème, a été décrétée par les fondamentalistes de son pays, le Bangladesh. Elle vit maintenant en exil en Suède.] ? Si je me laisse gagner par la peur, je ne pourrai plus rien dire, rien faire. » Autre sketch désopilant : Nabila entre sur scène habillée d’une robe sertie de centaines de cartes téléphoniques… toutes celles qu’elle a utilisées pour parler à sa mère à Tunis. L’humoriste tente alors d’expliquer à une maman incrédule qu’il n’y a plus de femmes vierges au Québec, que les gars ici ne draguent pas, et que les Québécoises sont plus libres, mais plus seules aussi. Y a des compatriotes tunisiens ici qui me disent : “Mais quelle sorte d’image es-tu en train de donner de la femme musulmane ?” Ils sont outrés. Confirmé. Réaction d’un homme arabe à la sortie du spectacle : « C’est une attaque honteuse, scandaleuse contre les musulmans. » Mais d’autres l’admirent. Comme Khadija Darid, éditrice du magazine québécois Femmes arabes. « Quand on est arabe et musulmane, on a peur de critiquer ouvertement. On est prise dans la religion. Souvent même quand on est loin, à Montréal ! Vous savez, l’apostasie est punissable de mort dans certains pays. Je trouve cette Nabila très courageuse. » Nabila Ben Youssef croit qu’elle ne pourra probablement plus rentrer dans son pays, persona non grata à cause de ses idées. Qu’aurait-elle envie de dire aux femmes de son pays d’origine ? « Révoltez-vous ! » Et aux femmes de son pays d’adoption ? « Réveillez-vous ! » Pause. « Vous, les Québécois et Québécoises, vous êtes si facilement déprimés, découragés. Un rien semble vous abattre. Comme si vous refusiez de profiter de votre si belle liberté. » Nabila l’hérétique force l’admiration, avec ses convictions plus vraies encore dans la vie que sur scène. Elle n’a pour le moment ni producteur, ni gérant. Ni contrat à l’horizon, ni tournée prévue. Mais elle croit en elle et suit sa voie. Elle attend un signe du destin. M’est avis que cela viendra bientôt.