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Le vrai visage des « prostitueurs »

Qui sont les hommes qui fréquentent les prostituées? Malgré les innombrables débats sur la légalisation, voire la professionnalisation de la prostitution, la question n’est jamais posée.

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Qui sont les hommes qui fréquentent les prostituées? Malgré les innombrables débats sur la légalisation, voire la professionnalisation de la prostitution, la question n’est jamais posée. Comme si elle n’avait pas d’importance. Jusqu’à tout récemment, les études sérieuses sur ce sujet se comptaient sur les doigts d’une main. Deux grandes enquêtes lèvent enfin le voile, l’une en France, l’autre au Québec. Deux pays, deux démarches scientifiques, mais un même constat : les clients des prostituées sont des gens ordinaires, des maris, des pères, de toutes les classes sociales, de tous les âges. Pas des pervers sexuels, ni des victimes. Et leur clientélisme est avant tout le résultat d’une société malade de ses rapports entre hommes et femmes.

Les deux chercheurs sont venus au sujet par des voies bien différentes. Le sociologue français Saïd Bouamama s’était auparavant penché sur les mécanismes de domination et sur la souffrance sociale, notamment en lien avec l’immigration. Son étude sur les clients, il l’a menée pour le Mouvement du Nid, une organisation non gouvernementale qui milite pour une politique globale face à la prostitution. « Pour beaucoup, si la prostitution existe, c’est la faute des prostituées, mais la question de la demande n’est jamais posée parce qu’elle est gênante : elle révèle des causes profondes et sociales. » Après plus de 20 ans passés à étudier les liens entre culture et maladie chez les Inuits, Rose Dufour s’est pour sa part intéressée au phénomène de l’itinérance puis aux trajectoires de vie des orphelins de Duplessis. Chercheuse au Centre de santé publique de Québec, mais aussi femme d’action engagée quatre ans à la soupe populaire de la Maison de Lauberivière, à Québec. Au printemps 2001, elle répond à l’invitation du Projet Intervention Prostitution Québec (PIPQ), un organisme communautaire de soutien aux femmes vivant de la prostitution. Pour le PIPQ, elle élabore un programme de recherche-action qui a pour double but d’aider chaque femme rencontrée à se situer au cœur de sa vie et de comprendre le processus qui l’a conduite à vendre son corps.

Pendant deux ans, Rose Dufour a passé des heures à écouter des femmes se raconter comme elles n’avaient jamais eu l’occasion de le faire. Les 21 histoires de vie qu’elle retranscrit et analyse dans un ouvrage à paraître fin janvier sont bouleversantes. « Dix-sept de ces femmes ont été abusées dans leur enfance, certaines ont été contraintes à la prostitution dès leur plus jeune âge », raconte l’anthropologue, les larmes aux yeux. Elles n’ont jamais appris à s’en sortir autrement. Un métier, la prostitution? L’idée la fait bondir. « Certainement pas! La prostitution aliène l’être humain. Ces femmes ont tout perdu, même leur dignité. »

Pour comprendre, Rose Dufour veut aussi interroger des clients. En mars 2003, elle place une petite annonce dans la rubrique « Recherche » du Journal de Québec, pendant sept jours. « Demande hommes qui ont récemment payé pour du sexe pour une recherche sur la sexualité masculine. Anonymat garanti. » La réponse est immédiate. Dès 8 h 15, le téléphone sonne. La chercheuse réitère le processus un mois plus tard, dans le quotidien Le Soleil. Au total, 64 hommes acceptent ainsi de répondre par téléphone à une liste de questions très détaillées, au cours d’un entretien de 30 minutes à 1 heure. Leurs témoignages, amputés de tout élément susceptible de les faire reconnaître, sont également retranscrits et analysés dans son ouvrage.

Qui sont-ils? Le plus jeune a 21 ans; le plus vieux, 66. Ils ont tous les statuts civils : 25 sont mariés, 36 n’ont pas de partenaire sexuel, 26 sont pères. La majorité ont complété des études secondaires ou collégiales. Ce sont des cols bleus avant tout, des cols blancs, mais aussi des retraités, des étudiants et des membres du clergé. Pour contacter des clients, Saïd Bouamama est aussi passé par les petites annonces. Plus de 500 Français l’ont appelé, 95 ont accepté de le rencontrer en personne.

Français et Québécois invoquent la même raison première pour aller voir des prostituées : la satisfaction d’un « besoin naturel ». Mais tous n’ont pas la même motivation. Rose Dufour a ainsi pu distinguer six types de clients, qui correspondent également à peu de chose près à l’analyse conduite par Saïd Bouamama. Le timide (23 % des appels) est un homme seul qui cherche d’abord le contact avec une femme. L’insatisfait (15,6 %), vivant en couple et souvent père de famille, veut compenser une mésentente sexuelle avec sa conjointe. Le galant (12 %), comme le consommateur (19 %), ne veut pas s’engager. Si le premier choisit de payer pour passer un moment avec une femme, le second cherche avant tout des relations sexuelles régulières « pour se soulager ». L’insatiable (17 %), même s’il est parfaitement heureux au lit avec sa conjointe, n’en a jamais assez. Il veut posséder toutes les femmes. Le cachottier (7,8 %), lui, veut combler des « besoins inavouables » (se travestir, organiser des jeux de rôles, des orgies, des pratiques pédophiles). Les prostituées que Rose Dufour a rencontrées ont reconnu la justesse de ces « portraits robots », auxquels elles ont ajouté un dernier type de client : l’impuissant, qui cherche auprès d’elles un moyen de retrouver sa virilité.

« Globalement, la moitié des clients ont avec les prostituées une relation empreinte d’un certain humanisme, malgré l’argent. Les autres ne cherchent qu’un objet sexuel, ce qui peut déboucher sur le mépris, la violence physique et verbale, le viol, l’avilissement », explique l’anthropologue. Preuve de plus que la prostitution n’est pas la solution à un « besoin naturel », la relation n’apporte guère de satisfaction aux clients. Les deux tiers des clients rencontrés par Saïd Bouamama n’ont pas de plaisir lors de leurs relations avec une prostituée, plus de la moitié d’entre eux n’éjaculent pas. « D’autres sont déçus par la prostituée qui “bâcle” son travail en restant passive et en refusant d’embrasser : ils croient acheter un rapport humain qu’ils ne peuvent obtenir. »

Les deux chercheurs s’entendent : la prostitution est avant tout le résultat d’une société dysfonctionnelle. « Malgré l’émancipation des femmes, nous continuons à éduquer nos petits garçons dans l’idée qu’ils leur sont supérieurs, les petites filles étant renvoyées à des schémas de soumission », croit Saïd Bouamama. « À l’école, on présente les relations sexuelles sous un aspect mécanique, biologique. Parlons aussi de l’égalité des sexes », dit le chercheur, qui préconise également une plus large information à la population au sujet de la véritable nature de la prostitution. « Il faut faire comprendre aux hommes qu’ils cautionnent un système mafieux, qu’ils perpétuent un rapport de soumission. » « La société a un besoin colossal d’éducation sexuelle », ajoute Rose Dufour. Et de plus d’humanité, car l’analyse des motivations des clients donne une idée de l’ampleur des difficultés que les hommes ont à rencontrer des femmes, selon l’anthropologue. « Cette solitude des deux sexes peut être vue comme une rupture avec notre passé. Les réseaux naturels d’alliance que sont le cousinage, le voisinage, les réseaux d’amitié qui, autrefois, encourageaient le mariage et mettaient en valeur la complémentarité des sexes font désormais défaut. »

  • Je vous salue…, Rose Dufour, Éditions MultiMondes, à paraître fin janvier.
  • L’homme en question, le processus du devenir-client de la prostitution, Saïd Bouamama, septembre 2004.