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Filles de lutte

Elles sont adolescentes et nous parlent de climat, d’environnement, des filles, des femmes et du féminisme!

Date de publication :

Auteur路e :

Bandeau :Photos : Éléonore Delvaux-Beaudoin

C’est le et elles sont sept. Elles ont accepté de s’entretenir avec moi pour que je puisse faire résonner leurs voix. Le jour où nous nous rencontrons, l’Australie est en train de brûler. Elles sont militantes. Je leur ai demandé de me parler du lien entre leur combat contre le réchauffement climatique et la question des filles, des femmes, du féminisme. Discussion à bâtons rompus avec Chloé (15 ans), Éléonore (13 ans), Lisa (16 ans), Léa (16 ans), Olivia (17 ans), Mika (16 ans) et Juliette (16 ans).

Sur l’importance du nombre de filles et de femmes dans la lutte

– Je ne sais pas si c’est parce qu’on est une « minorité », dans la société, mais c’est un fait : il y a plus de femmes dans la lutte.

– C’est vrai depuis le début : dans les réunions, c’est surtout des filles. Il y a des gars, mais il y en a moins. C’est une lutte où les filles dominent. Je trouve que c’est une bonne chose…

Exposition photographique « On est ensemble »

– Ce rapport-là, entre filles et lutte contre les changements climatiques, ça m’amène à penser au fait que ce sont plutôt les mères qui s’impliquent. Je vois des groupes de mères qui s’inquiètent pour leurs enfants, mais je ne connais pas de groupes de pères, ni non plus de pères qui s’impliquent dans les groupes de mères ou qui forment des groupes de parents. C’est bien que ce soit majoritairement des filles, ça nous permet de nous exprimer, ça donne une place aux femmes et aux filles, mais c’est presque sexiste, parce qu’encore une fois, ça revient aux femmes de protéger leurs enfants.

– Les hommes… ils doivent voir les effets du réchauffement climatique pour le croire.

– C’est comme s’ils disaient : « Oui, il faut effectuer des changements, mais il ne faudrait pas que ça ait un effet sur l’argent qu’on fait! »

– Je n’ai jamais entendu une femme dire : « Oui, il faut qu’il y ait des changements, mais il ne faut pas que ça touche à l’économie! »

– J’ai aussi beaucoup entendu les hommes dire : « Oui, d’accord, mais ça ne doit pas avoir d’effet sur mon confort! »

– Si, un jour, les grands titres d’un journal indiquaient : « 50 000 hommes dans la rue militent contre le changement climatique », ça aurait malheureusement plus de poids que « 50 000 mères dans la rue s’inquiètent pour l’avenir de leurs enfants ». C’est pour ça que je trouve inquiétant qu’il n’y ait pas d’hommes dans la lutte, alors que ce sont eux qui ont la majorité du pouvoir, en ce moment.

Sur le temps des femmes

– C’est un peu comme si les dirigeant·e·s et la population avaient l’habitude de voir les femmes militer dans la rue pour différentes causes… Imaginons si c’était une majorité d’hommes blancs de 50 ans en complet-cravate, je suis convaincue que quelque chose se ferait.

– C’est sûr que ça a à voir avec la masculinité toxique! C’est moins masculin de se battre pour ce qu’on pense, d’aller dans les rues, de manquer l’école. Ce n’est pas ce qu’un gars devrait faire dans la société.

– Les hommes sont là, mais ils n’ont pas besoin de bouger, donc ils ne bougent pas.

– Souvent, parmi les gars, c’est comme si c’était « granola » de lutter contre les changements climatiques.

– Oui, les hommes qui luttent contre la crise climatique en manifestant, par exemple, ont l’air « faibles ». C’est comme ce que je vois en comparant mes groupes d’ami·e·s : les filles se disent tout, mais les gars ont encore peur de montrer leurs émotions.

– Même si les femmes ont des positions élevées dans la société, des métiers exigeants qui payent bien, il y a cette question d’empathie…

Exposition photographique « On est ensemble »

– Moi, être une femme, ça m’empêche de faire certaines choses, et ça me pousse vers la lutte climatique. Je ne sais pas si c’est parce qu’on apprend aux filles à être comme ça, mais oui, j’ai l’impression que dans notre société, on doit être généreuses, partager. Les gars, ben, ce n’est pas nécessairement ça qu’on leur apprend.

– C’est tellement ancré, ce n’est pas évident.

– Même si j’ai été élevée comme mon frère, même si je résiste aux tâches domestiques, ma perception des choses est presque sexiste : je ne m’attends pas à ce que mon père vienne aux manifestations. Mais ma mère… c’est plus décevant si elle ne m’appuie pas…

– Ça a à voir avec le rapport qu’on a, en tant que filles, avec nos mères.

– C’est parce qu’il y a d’autres mères là aussi. Mais il n’y a pas de pères, donc c’est normal que les pères ne viennent pas, et alors on ne dit rien.

– Même si ça a vraiment évolué, il reste cette mentalité cachée dans la tête de tout le monde que le temps des hommes a plus de valeur que celui des femmes.

– On le voit aussi à l’intérieur du mouvement, dans la répartition des tâches : tout ce qui touche l’organisation ou l’administration (la rédaction de l’ordre du jour, de documents…), ce sont les filles qui s’en chargent. Souvent, les gars dans le mouvement ne se proposent pas pour l’écriture. Ils vont avoir le réflexe de soumettre des idées.

– Ils sont à l’avant, ils font du bruit, ils animent la foule.

– Alors que les filles veulent s’assurer que tout le monde est OK, respecté et écouté, que tout se passe bien…

Si un homme était à la tête du mouvement, il y aurait plus d’hommes dans la rue!

– Mais il ne faut pas tenir pour acquis que ce sont les femmes qui doivent prendre soin. Il ne faut pas non plus glorifier un homme quand il s’occupe des autres, comme s’il était extraordinaire!

– Quand je parle du pétrole en Alberta, on me réplique : « Oui, mais les pères de famille qui doivent nourrir les leurs. » Est-ce qu’on pense aux mères de famille qui perdent leur maison à cause d’un incendie?

– Depuis l’enfance, on donne des voitures aux petits garçons, on leur dit de les aimer et alors, quand ils sont grands, ils aiment les voitures! Mais ces valeurs-là vont à l’encontre de l’engagement dans la crise aujourd’hui.

Sur Greta Thunberg comme visage du mouvement pour le climat

– Si un homme était à la tête du mouvement, il y aurait plus d’hommes dans la rue!

– Qu’est-ce qui est le plus important : un homme qui peut mobiliser les hommes et les inciter à changer les choses ou une jeune fille capable de mobiliser des milliers de jeunes?

Exposition photographique « On est ensemble »

– Mais… je ne pense pas qu’un homme de 40 ans se serait absenté du travail pour manifester…

– Si Greta Thunberg avait été un garçon, si le visage de la lutte était masculin, peut-être qu’il y aurait moins d’insultes de la part des climatosceptiques.

– Greta Thunberg n’est pas traitée comme le serait un jeune homme. On la diminue parce que c’est une fille – c’est « la petite qui placote »!

– Quand une femme se fâche, elle est hystérique. Quand un homme se fâche, il fait preuve de force.

– Ça, ça donne envie de mettre une claque! Dans la mentalité masculine, un homme qui prend sa place, c’est normal; une femme qui prend sa place, ça ne l’est pas.

– « Va manger ton steak, montre-nous qui tu es! »

– Entre une femme et un homme qui parlent, qui est-ce qu’on va avoir tendance à écouter? Un homme. Mais si c’est 10 femmes…

– Oui, mais qui voit-on? Surtout les gars!…

– Sauf que ça permet aux filles de se sentir plus à l’aise, plus respectées, parce que, justement, la masculinité n’est pas au centre.

– C’est important qu’on soit nombreuses, qu’on soit devant, dans la lutte.

Sur leur colère, leurs croyances, leurs espoirs

– Si j’ai la chance de mourir vieille, je veux pouvoir me dire que j’ai fait tout ce que je pouvais. Je n’aurai pas juste piétiné les autres pour mon bien-être personnel.

– Est-ce que ça vaut vraiment la peine d’étudier dans un domaine si on n’a pas d’avenir? Je préfère mettre mon énergie dans la crise climatique pour aider tout le monde au lieu de juste faire ma petite vie pour devenir je ne sais pas quoi, pour rien.

– C’est notre devoir, en tant que citoyens et citoyennes, de faire tout ce qu’on peut. Moi, c’est mon projet personnel : tant pis pour mes notes, tant pis si ça a un effet sur mes rapports avec ma famille, ce sont mes valeurs, c’est ce en quoi je crois.

Ça me fait penser à une citation de Jane Goodall : « Je préfère mourir en m’étant battue. »

– À un moment donné, l’argent ne changera rien, tout le monde va être touché. C’est une question de temps…

– Ça fait peur de parler de tout ça. C’est à notre génération d’effectuer les changements, mais on ne sait pas par où commencer tellement il y a de choses à changer!

– Moi, mon fantasme, ce serait que tout le monde arrête d’aller au travail, à l’école – alors, peut-être que le gouvernement réagirait!

– Si l’urgence climatique était perçue comme une guerre, les gouvernements agiraient.

– Il y a le problème climatique en haut de l’échelle, et il y a quatre milliards d’étapes à franchir avant d’y arriver. Quand on regarde les faits, on est foutu·e·s. Mais on est ici en train d’en parler, et on va quand même continuer.

– Ça me fait penser à une citation de Jane Goodall : « Je préfère mourir en m’étant battue. »

– S’il y a une parcelle d’espoir qu’on puisse changer les choses, let’s go!

Romancière, essayiste et militante féministe, Martine Delvaux est professeure de littérature des femmes à l’Université du Québec à Montréal. Parmi ses publications : Le boys club (Remue-ménage, 2019), Les filles en série : Des Barbies aux Pussy Riot (Remue-ménage, 2013 [édition revue et augmentée, 2018]), Thelma, Louise & moi (Héliotrope, 2018) et Blanc dehors (Héliotrope, 2015).