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Après la dénonciation, la lente progression

Deux ans après la lettre ouverte du collectif Femmes en musique, que reste-t-il de ce mouvement dénonciateur?

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Bandeau :Photo principale : © Christian Leduc / FME

Alors que la saison des festivals de musique bat son plein, les artistes parcourent les routes à la rencontre de leurs fans. Enfin, surtout les artistes masculins, puisque les femmes sont toujours sous-représentées dans ces grandes manifestations. C’est ce que dénonçait le collectif Femmes en musique dans une lettre ouverte signée par 135 femmes du monde musical en . Deux ans plus tard, que reste-t-il de ce mouvement dénonciateur adressé aux intervenant·e·s du milieu de la musique?

Ce que l’on constate, c’est qu’un réel désir de changement apparaît dans la démarche de plusieurs acteurs du domaine, que ce soit des artistes d’expérience ou des festivals qui viennent de naître. À la question « où sont les femmes? », on répond qu’elles sont là et bien décidées à prendre leur place.

Si l’on examine le parcours de certains festivals nés dans les années , on peut voir que quelque chose bouge. Le Festif! de Baie-Saint-Paul, par exemple, n’avait aucune artiste féminine sur cinq invités dans sa programmation lors de son lancement en . En , elles étaient 6 sur 42. En 2019, elles sont 25 sur 82. C’est encore loin d’être la parité complète, mais il existe une évolution. Clément Turgeon, directeur général et artistique du Festif!, souligne également que son équipe actuelle est composée de cinq hommes et neuf femmes, dont Anne-Marie Dufour, cofondatrice et directrice de la programmation.

Par le biais d’initiatives

En février , le projet Keychange a été lancé par six festivals européens avec l’objectif de renforcer la place des femmes dans la musique et les arts numériques. Préoccupé depuis longtemps par cet enjeu, le festival de musique électronique MUTEK fait partie de ce projet qui vise la parité à travers les festivals du monde entier d’ici . MUTEK, lui, l’a atteinte dès  : 53 % de ses performances incluaient alors au moins une femme.

« La question de la présence des femmes dans le festival et dans la musique électronique en général est une problématique à laquelle on a été sensibilisé au fil des années. Il fallait faire un effort particulier pour atteindre une présence minimale en participant à des initiatives comme Keychange. »

– Alain Mongeau, directeur général et artistique de MUTEK Montréal

« La question de la présence des femmes dans le festival et dans la musique électronique en général est une problématique à laquelle on a été sensibilisé au fil des années, déclare Alain Mongeau, directeur général et artistique de MUTEK Montréal. Jusqu’à récemment, il n’y avait pas beaucoup d’artistes féminines très visibles. Donc, il fallait faire un effort particulier pour atteindre une présence minimale en participant à des initiatives comme Keychange. » Cette stratégie sert non seulement à déclencher une prise de conscience, mais aussi à bâtir des espaces de discussion où l’enjeu de la parité peut être abordé.

Une sorte d’éveil

La lettre ouverte du collectif Femmes en musique a eu un effet similaire lors de sa parution en 2017, en mettant sur la place publique un problème présent depuis longtemps dans le milieu musical comme dans plusieurs domaines artistiques. Marilyse Senécal, alias San James, fondatrice et attachée de presse de La Société Oblique, remarque que les prises de parole sont plus présentes et témoigne de l’influence de cette initiative sur sa propre démarche.

« L’industrie était presque uniquement masculine et on tend maintenant à avoir plus de femmes dans des postes de direction, dans des groupes, sur le terrain. À l’époque, les femmes étaient confinées à des rôles d’adjointe administrative, par exemple. »

− Jenny Thibault, cofondatrice et coprogrammatrice du Festival de musique émergente en Abitibi-Témiscamingue (FME)

« Ça a changé ma perception, explique-t-elle. La lettre est sortie à la suite du dévoilement de la programmation de Diapason, dans laquelle j’étais l’une des seules artistes féminines. À ce moment-là, j’ai eu une claque. Ça a ouvert quelque chose chez moi et chez bien d’autres. On s’est mis à parler des artistes, mais aussi des femmes dans des positions de leadership. » Depuis, le festival Diapason a considérablement augmenté la présence féminine au sein de sa programmation, pour un total de 38 %* en comparativement à 14 % en .

« La lettre est sortie à la suite du dévoilement de la programmation de Diapason, dans laquelle j’étais l’une des seules artistes féminines. À ce moment-là, j’ai eu une claque. Ça a ouvert quelque chose chez moi et chez bien d’autres. On s’est mis à parler des artistes, mais aussi des femmes dans des positions de leadership. »

– Marilyse Senécal, fondatrice et attachée de presse de La Société Oblique

Jenny Thibault, cofondatrice et coprogrammatrice du Festival de musique émergente en Abitibi-Témiscamingue (FME), suggère que cette conscientisation remet les pendules à l’heure, les rôles traditionnels évoluant tant dans les programmations que dans la constitution des équipes. « L’industrie était presque uniquement masculine et on tend maintenant à avoir plus de femmes dans des postes de direction, dans des groupes, sur le terrain, affirme-t-elle. À l’époque, les femmes étaient confinées à des rôles d’adjointe administrative, par exemple. »

Les murs à abattre

Quelles sont donc les origines du problème? Selon Patti Schmidt, coprogrammatrice de MUTEK Montréal, plusieurs causes entrent en ligne de compte, sur le plan individuel et collectif de même que sur le plan démographique et économique. Elle prend l’exemple des artistes d’Amérique latine qui ont participé au projet Keychange et qui sont encore plus isolées que leurs consœurs européennes ou nord-américaines.

« Je pense que c’est principalement à cause de la manière dont le réseau fonctionne, déclare-t-elle. Ceux qui sont responsables de la programmation sont surtout des hommes, les journalistes musicaux sont des hommes… En sociologie, on appelle ça la dynamique des groupes restreints. On ne montre que les personnes de ce groupe. Une sorte d’autoréflexion. »

La difficulté vient aussi de la manière dont les festivals s’adressent aux artistes féminines. Se sentent-elles assez interpellées? « L’an dernier, on n’était pas satisfait de la quantité de femmes qui avaient soumis leur candidature pour notre projet Amplify, raconte Alain Mongeau. On a fait un appel spécifique où on a interpellé directement les femmes parce que sinon, elles ne se sentaient pas concernées. Elles se disaient peut-être qu’elles n’avaient pas leur place. »

« Je pense que c’est principalement à cause de la manière dont le réseau fonctionne. Ceux qui sont responsables de la programmation sont surtout des hommes, les journalistes musicaux sont des hommes… En sociologie, on appelle ça la dynamique des groupes restreints. On ne montre que les personnes de ce groupe. Une sorte d’autoréflexion. »

– Patti Schmidt, coprogrammatrice de MUTEK Montréal

Patti Schmidt confirme que l’appel spécifique est un outil puissant, car « lorsque les femmes voient une programmation avec 90 % d’hommes, elles vont se dire que ce n’est pas pour elles ».

Malgré l’élan de contestation, il reste à définir des actions pour que les retombées soient plus visibles. « Il faut essayer, faire preuve d’ouverture, diversifier les lieux de recherche, avance Patti Schmidt. Je pense qu’il y a cette croyance que tout ce qui est bon est déjà en face de soi, alors qu’il faut fouiller. Juste parce que je suis une femme, ça ne veut pas dire que je connais toutes les femmes qui font de la musique. »

Une responsabilité collective

Selon Jenny Thibault, il convient de s’attaquer à la source, c’est-à-dire d’encourager les femmes à étudier en musique. Il serait aussi nécessaire de revoir l’attribution du financement. « Pour arriver à la parité dans les festivals de musique, il faudrait qu’elle soit dans les projets qu’on finance à la base, dit-elle. On programme ce que l’industrie produit. »

« Je ne sais pas à quel point on peut appliquer des lois ou des règles; je pense que c’est un chemin personnel. Dans la société, c’est en train de se produire et ça va avoir des répercussions sur les festivals. »

– Myriam-Sophie Deslauriers, cofondatrice du Festival BleuBleu de Carleton-sur-Mer

Cette année, un nouveau joueur s’ajoute à la longue liste des festivals musicaux québécois. BleuBleu, dont la première édition a eu lieu du dernier à Carleton-sur-Mer, a été créé par trois jeunes femmes : Anne-Julie St-Laurent, Marianne Boudreau et Myriam-Sophie Deslauriers. Forcément, elles ne pouvaient faire abstraction de cet enjeu. « Je me suis rendu compte que dans le processus, je pensais plus à des gars qu’à des filles, mentionne cette dernière. Il faut déconstruire ça et faire un effort pour aller plus loin que l’évident. »

Il apparaît encore difficile d’avoir des structures qui améliorent les choses sans tomber dans la législation, ce qui est matière à débat, selon Myriam-Sophie Deslauriers. « Je ne sais pas à quel point on peut appliquer des lois ou des règles; je pense que c’est un chemin personnel. Dans la société, c’est en train de se produire et ça va avoir des répercussions sur les festivals. »

Se permettre l’espoir

Lorsqu’on analyse les propos des intervenant·e·s, on remarque que l’entrain est accompagné d’optimisme. Le changement est lent, mais bien amorcé. « C’est peut-être naïf de dire ça, mais j’espère qu’un jour, on n’aura plus besoin d’en parler, que ça va aller de soi, que plus personne ne va s’étonner de voir une femme travailler derrière une console, faire de la réalisation ou des drums dans un groupe… que plus personne ne sera cantonné dans des rôles précis », confie Marilyse Senécal. Un peu comme le féminisme, selon elle : si, un jour, il n’est plus nécessaire d’en parler, c’est que toutes les batailles auront été gagnées.

* Données approximatives compilées par la journaliste. Tous les festivals contactés n’ont pu répondre à notre demande.