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Éducation non genrée au préscolaire : changer les attitudes au-delà des bonnes intentions

Au-delà du bon vouloir en matière d’éducation non genrée, tout n’est pas gagné pour éradiquer les stéréotypes de genre

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Dans un coin du centre de la petite enfance (CPE), un garçon s’amuse avec des jeux de construction. Une petite fille s’approche de lui. Le garçon lui dit qu’il ne veut pas jouer avec elle parce qu’elle est une fille. Après une discussion de l’éducateur avec le groupe sur cette situation, les enfants en viennent à défendre eux-mêmes le droit à une répartition égalitaire des jeux.

L’exemple est tiré de la version 2019 d’Accueillir la petite enfance, le programme éducatif pour les services de garde du Québec. C’est un indicateur du chemin parcouru dans la lutte pour une éducation dite « non genrée » dans ces services. Ou, du moins, des bonnes intentions qui animent le milieu. Car si les bonnes intentions sont la norme dans les services de garde en matière d’éducation non genrée, tout n’est pas gagné pour éradiquer des stéréotypes de genre profondément ancrés dans la société.

Au point que, selon une étude américaine récente, des petites filles d’âge préscolaire se croient encore moins intelligentes que les garçons! « L’étude de Bian, Leslie et Cimpian, parue en 2017, démontre que les filles associent très tôt la brillance et le fait d’être très, très intelligent à la masculinité », constate Josée Trudel. Cette doctorante en administration et politiques de l’éducation à l’Université Laval a récemment terminé un mémoire de maîtrise sur l’éducation à l’égalité des sexes dès la petite enfance au Québec.
« Dès l’âge de 6 ans, les filles se désintéressent des activités qui exigent d’être très, très intelligent. Les auteur·e·s associent cette modestie aux inégalités entre les sexes. Mon hypothèse – mais ce n’est qu’une hypothèse – est que, en plus des actions des adultes qui, bien souvent inconsciemment, poussent les garçons et non les filles à s’intéresser aux matières scientifiques, les modèles de grands scientifiques et de chercheurs qui leur sont proposés sont généralement masculins. Dans les livres et les autres productions culturelles, quand on voit une personne en sarrau blanc dans un laboratoire, c’est encore trop souvent un homme… »

« L’étude de Bian, Leslie et Cimpian, parue en 2017, démontre que les filles associent très tôt la brillance et le fait d’être très, très intelligent à la masculinité. Dès l’âge de 6 ans, les filles se désintéressent des activités qui exigent d’être très, très intelligent. Les auteur·e·s associent cette modestie aux inégalités entre les sexes. »

− Josée Trudel, doctorante en administration et politiques de l’éducation à l’Université Laval

L’inné et l’acquis

En arrière-plan des réflexions concernant les stéréotypes se profile l’éternel débat sur ce qui est inné ou acquis dans le comportement lié au genre des enfants. À ce sujet, Francine Descarries, qui s’intéresse aux questions de genre en éducation depuis plusieurs décennies, est formelle. Il n’y a « rien d’inné dans le choix d’un jouet, dit la sociologue et professeur à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ce choix vient de ce que l’enfant voit autour de lui. Il a vu son père faire et il voit ce qui se passe autour de lui. »

Les exemples cités par le personnel éducatif à ce sujet sont éloquents. « Des fois, les éducatrices font des couettes aux garçons et aux filles et les maquillent. Et les parents des petits garçons n’aiment pas ça », raconte l’une d’elles, interrogée lors de l’évaluation de l’outil Les livres et les jouets ont-ils un sexe?, réalisé par le Secrétariat à la condition féminine (SCF).

Les études démontrent que les petites filles sont plus intéressées par les jouets typiquement dévolus aux garçons que les garçons par les jouets des filles. « Des fois, les garçons vont mettre des robes : il y en a qui vont rire d’eux, alors que d’autres vont se demander s’ils ont le droit, eux aussi, de le faire », rapporte une autre éducatrice interrogée par le SCF.

« Il n’y a rien d’inné dans le choix d’un jouet. Ce choix vient de ce que l’enfant voit autour de lui. Il a vu son père faire et il voit ce qui se passe autour de lui. »

− Francine Descarries, professeure à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQAM et directrice scientifique du Réseau québécois en études féministes

Selon Francine Descarries, c’est la conséquence du fait que les activités traditionnellement associées aux garçons sont plus valorisantes socialement. « On n’encourage pas les garçons à pousser un carrosse », dit-elle, avant d’ajouter : « On a 2 000 ans de socialisation dans le corps! » Pas étonnant que les comportements de genre se reproduisent de génération en génération… Et le personnel éducatif n’en est pas exempté.

Des croyances persistantes

Si Josée Trudel remarque, dans les services de garde, une nette volonté de lutter contre les stéréotypes, elle constate également que certaines croyances au sujet des enfants demeurent.
Dans le cadre de son mémoire de maîtrise, elle a interrogé 33 finissantes en Techniques d’éducation à l’enfance. Du lot, 61,2 % étaient entièrement ou plutôt en accord avec l’énoncé selon lequel « les cerveaux des garçons et des filles ne fonctionnent pas tout à fait de la même manière ». Et 69,6 % étaient entièrement ou plutôt d’accord avec le fait que les garçons et les filles ont des modes d’apprentissage différents. Plus des trois quarts des étudiantes étaient en désaccord avec l’affirmation voulant que les filles soient plus appliquées et disciplinées que les garçons, mais 42 % disaient croire que les garçons préfèrent les activités impliquant des technologies et les mathématiques.

L’importance de diversifier les outils

Pour changer les mentalités, il faut aussi s’intéresser à la diversité des outils. « Si on ne lit que Blanche-Neige et La belle au bois dormant à sa fille, il y a des chances qu’elle associe la féminité à quelque chose de passif, de limité. Si on ajoute Moana ou Rebelle, il y a des chances qu’elle perçoive davantage de diversité, de possibilités pour elle-même. Si, en plus, on lui lit des exploits de femmes contemporaines merveilleuses, comme dans les livres Histoires du soir pour filles rebelles, on risque de lui permettre de rêver grand et loin! Bref, c’est tant mieux si on veut agir pour contrer la socialisation différenciée selon le sexe et les stéréotypes sexuels au primaire. Mais, à mon avis, c’est beaucoup plus difficile de déconstruire des croyances que de travailler consciemment à ne pas les inculquer dès le départ », dit Josée Trudel.

Rappelons que Moana a pour héroïne une petite fille qui doit affronter un demi-dieu, des créatures effrayantes et toutes sortes de situations inattendues pour réaliser son destin. Quant à Rebelle, c’est l’histoire d’une fillette qui préfère aller à cheval en forêt plutôt que de devenir la parfaite petite princesse du château. Enfin, chaque tome d’Histoires du soir pour filles rebelles relate la vie de 100 femmes qui ont bravé les interdits, de Marie Curie à Frida Kahlo.

Néanmoins, l’utilisation de nouveaux outils et de nouvelles approches en matière d’éducation non genrée est encore loin d’être systématique. L’étude de Josée Trudel démontre que les trois quarts des étudiantes en Techniques d’éducation à l’enfance rencontrées n’ont jamais été témoins de pratiques innovantes dans ce domaine. Pourtant, 84 % d’entre elles croient qu’il est important d’encourager les garçons et les filles à développer des habiletés typiquement associées à l’autre sexe.

« Les métiers traditionnellement féminins, pour lesquels on continue de socialiser les filles dès leur plus tendre enfance, sont encore aujourd’hui généralement moins bien rémunérés que les métiers traditionnellement masculins. Je trouve toujours assez ironique de lire que, malgré que ces professions soient moins bien payées, les femmes les choisissent parce que le salaire est moins important pour elles. »

− Josée Trudel

« On met encore beaucoup l’accent sur les capacités des filles en français et les aptitudes des garçons pour les mathématiques. On stimule aussi davantage l’orientation spatiale des garçons dans les activités avec des blocs et des voitures en même temps qu’on valorise les aptitudes relationnelles des filles, le développement de leur vocabulaire, leur compassion, leur empathie », relève la doctorante.

Des conséquences à long terme

Les attitudes différenciées selon le sexe peuvent avoir des conséquences à très long terme sur la société et sur les choix professionnels des garçons et des filles. « Les métiers traditionnellement féminins, pour lesquels on continue de socialiser les filles dès leur plus tendre enfance, sont encore aujourd’hui généralement moins bien rémunérés que les métiers traditionnellement masculins, affirme Josée Trudel. Je trouve toujours assez ironique de lire que, malgré que ces professions soient moins bien payées, les femmes les choisissent parce que le salaire est moins important pour elles. Pourtant, elles ne font que chercher à se réaliser à travers ce dans quoi elles se sentent compétentes, ce dans quoi elles se font dire qu’elles sont compétentes depuis toujours. »

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