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À la recherche du matriarcat perdu… et fantasmé : les Bijagos

Aux Bijagos, les femmes joueraient un rôle plus visible dans la société. Matriarcat? Réponse dans ce récit de voyage.

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Au large de l’Afrique de l’Ouest, dans l’archipel des Bijagos en Guinée-Bissau, se trouverait une société dominée par les femmes. Nous avons fait enquête.

C’est un archipel de 88 îles, dont une dizaine sont habitées par un total de 30 000 personnes. Superbe coin de pays hors des circuits touristiques, les Bijagos sont réputées pour leurs eaux poissonneuses, leurs hippopotames marins et les serpents venimeux qui y pullulent… mais aussi parce que certain·e·s pensent y avoir trouvé une « société matriarcale ».

C’est notamment le cas de l’anthropologue catalane Anna Boyé, qui documente des sociétés de ce type partout sur la planète. Les Bijagos ont également attiré quelques médias : « L’archipel où les femmes sont reines » (Le Monde, 2008), « Bienvenue à Orango, l’île dirigée par les femmes » (Ouest-France, 2013). Le magazine de voyage GEO place l’archipel parmi les communautés où « la maternité dicte la loi ». Si toutes ces publications ne parlent pas explicitement de matriarcat, un grand nombre de blogues le font sur Internet…

Partout, on peut lire que les femmes bijagos possèdent la terre, contrôlent l’agriculture et décident de la construction des maisons… bref, qu’elles ont la responsabilité d’à peu près tout ce qui se passe dans ces îles africaines. Rien ne semble avoir changé depuis 1594, lorsque l’explorateur André Álvares de Almada rapportait que « [l]es hommes ne font que trois choses : la guerre, construire les embarcations et récolter le vin de palme », tandis que « les femmes construisent les maisons, font les moissons, pêchent et ramassent les coquillages, elles font tout le travail qu’ailleurs font les hommes ».

Selon la page Wikipédia consacrée à l’archipel des Bijagos, « [l]e pouvoir des femmes y est important, sans pour autant représenter un véritable pouvoir matriarcal (à l’exception de Canhabaque) ». Nous avons donc cherché à vérifier cela en embarquant sur une pirogue vétuste, direction ladite île de Canhabaque, réputée la plus traditionnelle des Bijagos : c’est la seule à n’avoir jamais été colonisée par les Portugais.

Enfants jouant au ballon
L’île de Canhabaque est formée de quatre clans matrilinéaires : tout résident de l’île devient membre du clan de sa mère. Ces clans se partagent la vingtaine de villages que compte l’île, où chaque chef de village est un homme.

Filiation matrilinéaire et division des tâches

Toute visite à Canhabaque commence par une rencontre avec le roi, puis la reine; la deuxième n’est pas l’épouse du premier, mais une autre figure d’autorité, surtout religieuse. Questionnée sur ses pouvoirs dans la société bijago, elle explique animer seule les cérémonies – nombreuses dans la culture animiste locale – réservées aux femmes, et avec le roi celles qui concernent l’ensemble de la communauté.

Rapidement, on apprend que Canhabaque est formée de quatre clans matrilinéaires, c’est-à-dire que tout résident de l’île devient membre du clan de sa mère. Ces clans se partagent la vingtaine de tabancas (les villages, dotés d’une grande autonomie) que compte l’île : chaque chef de tabanca (un homme) est choisi parmi le clan « maître de la terre ». C’est donc ces clans – et non les femmes qui donnent l’appartenance au clan – qui contrôlent la répartition des terres, et qui planifient les travaux agricoles; la propriété privée à l’occidentale est encore un concept nébuleux à Canhabaque. La structure clanique est complétée par un système de classes d’âge, dans lequel les ancien·ne·s – réuni·e·s en deux conseils, d’hommes et de femmes – possèdent d’importants contre-pouvoirs. L’organisation de la vie villageoise est donc régie par différentes couches de pouvoir qui se régulent entre elles.

Anthropologue à l’Instituto Nacional de Estudos e Pesquisa, dans la capitale Bissau, Raul Mendes Fernandes note aussi l’importance de l’oncle maternel dans la famille, qui devient une figure masculine de référence. « Les enfants sont très liés au frère de la maman, parce qu’il est du même clan qu’elle. Il les surveille et joue un rôle de tuteur, pour l’éducation et pour l’apprentissage des métiers. »

De nombreuses tâches de la vie de tous les jours sont divisées d’une manière assez complexe entre les hommes et les femmes. C’est notamment le cas de la culture du riz : les hommes défrichent le terrain et récoltent, les femmes sèment et gèrent le fruit de tout ce travail – les greniers sont placés sous leur responsabilité. Quant à l’huile de palme, principale source de revenus de la communauté, sa qualité dépend de qui la produit. « Celle faite par les hommes est plutôt “industrielle” et sans grandes qualités, explique M. Mendes Fernandes. Celle faite par les femmes est une huile très raffinée consommée par la famille. Elle peut être vendue, mais en petite quantité. »

case africaine (maison ronde)
Les tâches sont divisées d’une manière assez complexe entre les hommes et les femmes. Par exemple, ce sont les femmes qui érigent les murs des balobas, des bâtisses rondes sacrées, tandis que les hommes préparent les matériaux et s’occupent du toit.

Autre exemple, la construction des balobas, des bâtisses rondes sacrées : les femmes en érigent les murs, tandis que les hommes préparent les matériaux et s’occupent du toit. En revanche, on peut voir que ce sont les hommes qui construisent les habitations en blocs de terre cuite. Et les femmes s’occupent de tout ce qui concerne le fonctionnement de la maison et de la tabanca.

« Les femmes travaillent beaucoup ici! » souligne notre interprète Justino. On peut le vérifier sur la plage, où trois femmes pêchent, cuisent et font sécher des coquillages, autre pratique typiquement féminine à Canhabaque. Mais tout le monde semble travailler énormément sur cette île très pauvre, où les enfants chassent le rat palmiste, mets très consommé et vendu jusqu’à Bissau, au péril de leur vie au milieu des cobras.

Enfin, et c’est notable, la liberté sexuelle des femmes est beaucoup plus présente dans les Bijagos que dans la partie continentale de la Guinée-Bissau. « Il n’y a pas de contrôle des familles sur le mariage, assure Raul Mendes Fernandes. Les femmes choisissent leur compagnon en fonction de leur affectivité, et elles peuvent également mettre fin à la relation. » Si la polygamie existe, il faudrait donc plutôt la voir comme le fait que plusieurs femmes se partagent le même homme. Selon Justino, un homme récemment décédé avait 31 épouses : bon danseur, il avait des prétendantes partout sur Canhabaque!

Matrilinéaire ne veut pas dire matriarcal

Une fois cela exposé, peut-on conclure que nous avons affaire à une société matriarcale? Sur son blogue, l’anthropologue Anna Boyé définit cette dernière comme « un groupe social où la femme possède une autorité reconnue par tous dans l’organisation du travail, la gestion de l’économie, la prise de décisions et la loi, sans laisser de côté les hommes », à ne pas confondre, selon elle, avec « le faux matriarcat qui a la même structure que le patriarcat ».

Pour le commun des mortels cependant, le mot matriarcat s’entend comme la première définition qu’en donne le Larousse : « régime d’organisation sociale dans lequel la femme joue un rôle politique prépondérant ». Certains chercheurs, comme l’historien suisse Johann Bachofen (1815-1887), ont considéré le matriarcat comme une première étape du développement des sociétés humaines. La matrilinéarité aurait été la seule parenté possible à des époques de promiscuité sexuelle, donnant un rôle prédominant aux femmes.

Cette théorie n’est toutefois endossée par aucun anthropologue puisqu’elle ne dépasse pas l’épreuve des faits : jamais le rôle de la mère au sein de la famille ne s’est transformé en réel pouvoir politique, dans les sociétés matrilinéaires comme dans les autres… « Cette vision du matriarcat des temps anciens est un peu orientée par une vision du pouvoir tel que nous le vivons aujourd’hui, et que nous projetons sur le passé, analyse M. Mendes Fernandes. Cela a créé, d’une certaine façon, une mystification, que l’on veut reproduire en analysant les sociétés actuelles. »

Mélissa Blais.

« Aussitôt que des femmes ont un plus large espace de décision collective, ou quand il y a une transmission par la mère d’une filiation, on prétend qu’il y a un matriarcat. Pour parler de domination des femmes sur les hommes, il faudrait qu’elles soient majoritaires à exercer des décisions politiques, mais aussi qu’elles tirent avantage du travail effectué gratuitement ou à moindre coût par les hommes dans la société, qu’elles contrôlent le système économique, peu importe le mode de production… »

— Mélissa Blais, chercheuse du Groupe interdisciplinaire de recherche sur l’antiféminisme de l’UQAM

Pour Mélissa Blais, chercheuse du Groupe interdisciplinaire de recherche sur l’antiféminisme de l’UQAM, la question de la domination ne peut être exclue d’une telle considération. « Une organisation sociale basée sur la matrilinéarité n’est pas la même chose qu’un système de pouvoir. Aussitôt que des femmes ont un plus large espace de décision collective, ou quand il y a une transmission par la mère d’une filiation, on prétend qu’il y a un matriarcat. Pour parler de domination des femmes sur les hommes, il faudrait qu’elles soient majoritaires à exercer des décisions politiques, mais aussi qu’elles tirent avantage du travail effectué gratuitement ou à moindre coût par les hommes dans la société, qu’elles contrôlent le système économique, peu importe le mode de production… »

On peut donc dire qu’on trouve aux Bijagos, et en particulier sur l’île de Canhabaque, une société fascinante, dont les membres se sont doté·e·s d’un système politique complexe et se sont particulièrement bien adapté·e·s à leur environnement. Elle a su conserver ses traditions et les femmes y possèdent un certain contrôle… mais il ne s’agit pas d’un matriarcat.