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La parentalité est une femme blanche de classe moyenne

Discours idéalisé et homogène sur la parentalité : besoin d’une approche plus nuancée et diversifiée

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Devenir parent bouleverse une vie et brouille les certitudes. Pour ajouter à la confusion, certains réalisent vite que les discours coulés dans un moule ne leur conviennent pas…

Que l’on soit une intellectuelle renommée, un professionnel de la santé ou une enseignante du primaire, donner la vie fait en sorte que la nôtre prend un tout autre sens. Pour trouver des repères, nombreux sont les parents qui se tournent vers diverses sources d’information : livres, documentation scientifique, blogues, réseaux sociaux. Sauf que parfois, chercher des réponses renvoie à un étrange constat : ces dernières ne s’adressent pas tout à fait à nous.

« Dès que j’ai été enceinte, j’ai cherché des livres et des ressources présentant des perspectives diverses de la maternité, par rapport à l’alimentation, au sommeil ou au développement. Presque sans succès, affirme Sonia Djelidi, nouvellement maman. Je trouve que le discours est assez homogène, que ce soit dans la littérature ou même dans les groupes de parents sur Facebook. Il n’y a pas grand place pour la diversité. »

Sonia n’est pas la seule à avoir remarqué ce décalage. Quand Meriem a opposé une réflexion à son pédiatre concernant l’introduction des solides, en se basant sur les connaissances de son pays d’origine, l’Algérie, elle s’est fait rabrouer. « On me répétait : “Ici au Canada, c’est comme ça.” C’est comme s’il n’y avait qu’une seule bonne manière de faire. Et c’est drôle, mais les recommandations ont changé depuis, et ce que ma mère me disait n’est plus si fou! » raconte-t-elle.

Il n’y a pas que la diversité culturelle qui fait tiquer. Mère monoparentale, Stéphanie s’est tellement sentie invisible pendant ses cours prénataux qu’elle a décidé d’abandonner, après avoir rédigé une lettre de plainte. La diversité sexuelle ainsi que les situations de précarité peuvent aussi nécessiter une approche et un discours nuancés.

Marianne Chbat, doctorante en sciences humaines appliquées à l’Université de Montréal, l’a bien vu lors de son travail auprès de mères vulnérables. « Il existe encore un discours très idéalisé sur les mères, confirmé par plusieurs études. On vise surtout la mère blanche hétérosexuelle de classe moyenne non handicapée, capable de répondre entièrement aux besoins de ses enfants. C’est non seulement normalisant, mais culpabilisant », souligne-t-elle. Par exemple, un parent qui n’a pas la capacité de lire à son enfant tous les jours peut trouver les normes en développement du langage difficiles à atteindre, et s’inquiéter des conséquences de cette lacune chez son enfant.

Photographie de Marianne Chbat.

« Il existe encore un discours très idéalisé sur les mères, confirmé par plusieurs études. On vise surtout la mère blanche hétérosexuelle de classe moyenne non handicapée, capable de répondre entièrement aux besoins de ses enfants. C’est non seulement normalisant, mais culpabilisant. »

Marianne Chbat, doctorante en sciences humaines appliquées à l’Université de Montréal

Les efforts d’une publication phare

Qui ne connaît pas le Mieux vivre avec notre enfant, cet ouvrage offert à tous les futurs parents québécois au début de la grossesse? Travail colossal réalisé par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), ce guide que plusieurs surnomment la « bible des parents » vulgarise et collige les connaissances scientifiques entourant la périnatalité. L’équipe du Mieux vivre ne fait par ailleurs pas de recommandations : elles proviennent de l’OMS, de Santé Canada ou de grandes organisations comme la Société canadienne de pédiatrie et la Société des obstétriciens et gynécologues du Canada.

« La dimension de la diversité est importante pour l’équipe du Mieux vivre. Elle comprend la diversité géographique (régions urbaines, rurales et isolées), financière, sociale (éducation) et culturelle (Inuits, Premières Nations et ce que l’on appelle les communautés culturelles), explique Émilie Audy, rédactrice en chef du populaire ouvrage. L’équipe veut aussi considérer la diversité des formes de familles dans le monde d’aujourd’hui. Il s’agit donc d’un sujet complexe et en constante évolution. »

Photographie de Émilie Audy.

« La dimension de la diversité est importante pour l’équipe du Mieux vivre. Elle comprend la diversité géographique, financière, sociale et culturelle. L’équipe veut aussi considérer la diversité des formes de familles dans le monde d’aujourd’hui. Il s’agit donc d’un sujet complexe et en constante évolution. »

Émilie Audy, rédactrice en chef du populaire ouvrage Mieux vivre

Pour tenir compte de ces aspects, à chaque édition, l’équipe affirme consulter des parents à toutes les étapes de l’élaboration du guide, par exemple par l’entremise de comités de parents, de sondages et d’entrevues individuelles. Comme il est difficile de rejoindre des parents de l’ensemble des milieux, des professionnels de la santé branchés sur les communautés qu’ils desservent aident l’équipe à obtenir de l’information utile. Celle-ci essaie également de représenter le plus possible la diversité au moyen des photos, envoyées par les parents eux-mêmes et représentant leur vie quotidienne.

Sujets de recherches trop homogènes

Tous ces efforts ne viennent toutefois pas éliminer le biais à la source, même chez les scientifiques. Après avoir analysé plus de 1 500 études scientifiques d’envergure visant le développement des enfants, des chercheurs de l’Université du Queensland en Australie en sont venus à un troublant constat : les conseils parentaux sont biaisés, du moins en ce qui concerne le domaine de la santé. Comment? Les sujets au cœur des recherches scientifiques sont presque en totalités issus des États-Unis ou d’autres pays occidentaux. Moins de 3 % des études sont basées sur des populations d’Amérique du Sud, d’Asie, d’Afrique ou du Moyen-Orient. Dans 80 % des cas, les sujets proviennent de milieux familiaux aisés.

Julie Poissant, chercheuse à l’INSPQ, reconnaît ces enjeux. « De plus en plus, nous – qui accompagnons des intervenants ou des parents – sommes conscients des limites de la connaissance scientifique. C’est pourquoi nous travaillons dans une perspective de croisement et d’intégration des savoirs », explique-t-elle. Il s’agit donc de produire du savoir ensemble en combinant des connaissances scientifiques, des connaissances sur le contexte et des connaissances expérientielles. « Les équipes du Mieux vivre ou du Portail d’information périnatale travaillent dans ce sens, car elles “contextualisent” les connaissances scientifiques en prenant en considération le point de vue des parents ou des intervenants », précise la chercheuse.

Photographie de Julie Poissant.

« De plus en plus, nous – qui accompagnons des intervenants ou des parents – sommes conscients des limites de la connaissance scientifique. C’est pourquoi nous travaillons dans une perspective de croisement et d’intégration des savoirs. »

Julie Poissant, chercheuse à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ)

En prendre et en laisser

Reste que, comme le rappellent les auteurs du Mieux vivre, chaque parent sait ce qu’il y a de mieux pour son enfant compte tenu de sa situation.

Sarah Robert est éducatrice en milieu familial. Elle travaille tous les jours avec des familles de tous les horizons. Pour elle, au final, tout est une question de perte de confiance des parents. « C’est un peu normal que les médias ou la norme générale s’adressent à la majorité. C’est au parent de faire la part des choses et de se dire que telle ou telle chose pourrait ne pas convenir à sa situation ou à ses valeurs », croit-elle.

Sonia Djelidi abonde un peu dans le même sens. « Tout est axé sur la performance, même la maternité. Ça se voit aussi dans les groupes de mamans sur les réseaux sociaux. Il y a un type de savoir qui est devenu la norme, et gare à celui qui ose s’en écarter. Pourtant, il faut en prendre et en laisser. »

Simple exemple : ayant travaillé au sein de l’organisme Médecins du monde, Sonia Djelidi a été beaucoup en contact avec le savoir autochtone. Quand elle s’est intéressée à l’emmaillotage des bébés, que certains peuples autochtones pratiquent chez des enfants ayant jusqu’à un peu plus de 1 an, elle s’est butée à une certaine condescendance, y compris de la part de professionnels de la santé. « Il y a des choses que je fais et dont je ne parle plus, par peur du jugement », se désole-t-elle.

Or, selon elle, reconnaître une diversité des pratiques et des perspectives ne bénéficierait pas seulement à la minorité visée, mais à la société en général. « Je considère que j’ai autant à apprendre du Mieux vivre que du savoir autochtone, asiatique… ou de ma mère », conclut-elle.