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Trois sœurs contre une dictature

L’histoire des sœurs Mirabal, à l’origine de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes

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Derrière la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, il y a une tragédie d’une violence sans nom : le 25 novembre 1960, María Teresa, Minerva et Patria Mirabal, trois sœurs originaires de Salcedo, en République dominicaine, étaient sauvagement tuées après s’être opposées au régime du tyran Trujillo.

La République dominicaine a vécu sous l’égide du dictateur Rafael Leónidas Trujillo Molina de 1930 à 1961. Pendant son règne, les répressions et les assassinats de dissidentes et dissidents sont monnaie courante. Les sœurs Mirabal, aussi appelées les Mariposas (« papillons »), sont des opposantes à ce régime autoritaire. Minerva devient rapidement une leader de l’opposition, ce qui inspire grandement sa petite sœur María Teresa à suivre ses traces. Patria, quant à elle, appuie le mouvement et offre notamment sa maison comme lieu de rencontre pour l’organisation du soulèvement et l’entreposage des armes. Aux côtés de celui qui deviendra son mari, Manolo Tavárez Justo, Minerva participe à la fondation du Mouvement révolutionnaire 14 juin. Ce regroupement a comme objectifs principaux la chute de la dictature et le retour de la démocratie.

Photographie de Minerva Mirabal.

« S’ils me tuent, je sortirai les bras de la tombe et je serai plus forte. »

Minerva Mirabal, leader de l’opposition au régime du dictateur Rafael Leónidas Trujillo Molina

Dedé Mirabal, l’unique sœur de la famille ayant survécu à Trujillo, témoigne dans ses mémoires rédigés en 2009, soit cinq ans avant son décès, que « [c]e furent des années de terreur et de boucherie, de trahison, de délation et de destruction ».

Une soirée fatidique

Photographie de Patria Mirabal.
Avec ses sœurs Minerva et María Teresa, Patria Mirabal s’oppose au régime autoritaire du tyran Trujillo.

Le 13 octobre 1949, Trujillo invite la famille Mirabal à une fête bourgeoise qu’il tient à San Cristobal, au sud du pays. La famille s’y rend pour éviter les représailles. Dedé Mirabal précise que ce soir-là, en dansant, Trujillo demande à Minerva si elle s’intéresse à son idéologie politique et l’apprécie. La jeune femme lui répond : « Non, non, je ne l’aime pas. » La moindre opposition étant alors réprimée, Trujillo la menace d’envoyer ses subordonnés la faire changer d’avis. Ce à quoi Minerva rétorque : « Et si c’était moi qui les conquérais? »

La fille de Minerva et Manolo, Minou Tavárez Mirabal, aujourd’hui elle-même politicienne engagée, nous raconte depuis Santo Domingo que ce soir-là, Trujillo a fait la rencontre d’« une jeune femme qui s’est permis non seulement de le rejeter personnellement comme homme, mais aussi politiquement ». « Les dictatures sont en général des manifestations claires du machisme, ajoute-t-elle. En Amérique latine, elles l’ont été, et celle de Trujillo peut-être plus encore. Toute sa trajectoire comme politicien a été liée à sa vision d’homme de pouvoir capable de posséder les femmes. »

Mortes pour la liberté

Au cours de leur lutte, María Teresa et Minerva sont emprisonnées à plusieurs reprises, de même que leurs époux. En août 1960, elles sont libérées mais assignées à résidence, avec comme seul droit de sortie la visite hebdomadaire à leurs maris incarcérés.

Le 25 novembre 1960, accompagnées de leur aînée Patria, elles partent visiter leurs époux à la prison de Puerto Plata. Malgré les inquiétudes que ces derniers expriment, elles reprennent la route vers la maison, après leur courte rencontre. Leur voiture est interceptée sur le pont de Marapica, dans une région montagneuse près de Puerto Plata. María Teresa, Minerva et Patria Mirabal, âgées de 25, 34 et 36 ans, ainsi que leur chauffeur Rufino de la Cruz Disla sont alors sauvagement assassinés sous commande du dictateur Trujillo. Leur voiture est ensuite jetée du haut d’un précipice pour faire croire à un accident.

Lorsqu’on informe Dedé Mirabal de la tragédie, elle se rend à l’hôpital, récupère les corps et ramène ceux de ses trois sœurs à la maison, où elle crie de douleur : « Salcedo, ici sont tes filles, elles sont mortes pour la liberté de ton peuple. »

Photographie de Maria Teresa.
María Teresa, tout comme sa sœur Minerva, sera emprisonnée à plusieurs reprises pour s’être opposée à la dictature du président Trujillo.

Des blessures qui marquent

Ce jour-là, six enfants se retrouvent sans mère. Parmi eux, Minou Tavárez Mirabal. Elle n’avait que 4 ans au moment de la tragédie, mais garde ce jour sombre en mémoire. « Je me souviens de la tristesse, je me souviens de la douleur, je me souviens de la peur. »

En juillet 1961, lorsque Manolo Tavárez Justo sort de prison, il se rend auprès de ses enfants. C’est à ce moment que la petite Minou comprend réellement la profondeur du drame. Elle se rappelle le choc de voir les marques de torture et de cigarettes qu’on avait éteintes sur ses bras. « C’est le souvenir le plus difficile… Lui qui me parlait de maman. Moi, assise sur ses genoux, voyant ses bras. Je crois que c’est là que j’ai compris, pour la première fois, ce qui s’était passé », dit-elle.

Malgré que les auteurs du meurtre des trois sœurs aient été condamnés, ils ont été libérés après quelques années à peine. Minou Tavárez Mirabal dénonce le fait « qu’après cela, plus personne n’a payé pour un crime politique en République dominicaine ».

Celle qui a aussi perdu son père, assassiné trois ans plus tard, soutient toutefois que « l’histoire des sœurs Mirabal m’a influencée, parce qu’elle a influencé toutes les femmes dominicaines et, je crois, beaucoup de femmes dans le monde. Cette histoire de lutte nous a accompagnées et nous a servi d’exemple ».

Se rappeler pour mieux lutter

En effet, les répercussions du destin tragique des sœurs Mirabal dépassent les frontières de l’île et, une vingtaine d’années après leur décès, des féministes latino-américaines et caribéennes décident d’honorer leur mémoire.

C’est lors de la première Rencontre féministe latino-américaine et des Caraïbes, qui se tient à Bogota en 1981, que les noms des sœurs Mirabal sont proposés comme symbole de la lutte contre la violence faite aux femmes dans cette région du globe. L’historienne Marysa Navarro, qui était présente à l’événement et qui a répondu à nos questions depuis le Collège Dartmouth, au New Hampshire, où elle est professeure émérite, précise que c’est Magaly Pineda, féministe et sociologue dominicaine décédée en 2016, qui a suggéré les noms des sœurs Mirabal et la date du 25 novembre comme journée commémorative. La proposition a été adoptée avec enthousiasme.

Photographie de Minou Tavárez Mirabal.

« L’histoire des sœurs Mirabal m’a influencée, parce qu’elle a influencé toutes les femmes dominicaines et, je crois, beaucoup de femmes dans le monde. Cette histoire de lutte nous a accompagnées et nous a servi d’exemple. »

Minou Tavárez Mirabal, fille de Minerva et aujourd’hui politicienne engagée

« C’était extraordinaire d’avoir trois féministes qui ont lutté pour leurs idées et contre une dictature qui était vraiment terrible », se rappelle Marysa Navarro.

En 1999, les Nations Unies adoptent une résolution pour que les commémorations du 25 novembre, comme journée phare de la lutte contre les violences faites aux femmes, s’universalisent. L’organisation reconnaît de cette façon « le symbole de résistance et de lutte » que représentent les sœurs Mirabal.

Ce travail de mémoire se poursuit aussi à la Casa Museo Hermanas Mirabal de Salcedo, une maison-musée qu’a inaugurée Dedé Mirabal en 1994 dans la demeure maternelle. On y trouve des objets significatifs pour Minerva, María Teresa et Patria. Plus d’un demi-siècle après l’assassinat, toutes les générations dominicaines continuent d’y affluer. Pourtant, le reste du monde connaît peu la tragique histoire de ces femmes de conviction restées debout face à un tyran machiste et sanguinaire. « Leur statut de femmes a en partie influencé leur persécution », estime Minou Tavárez Mirabal.

L’historienne Marysa Navarro rappelle que la lutte contre la violence faite aux femmes doit se poursuivre et dépasser les cérémonies, car à chaque instant, « il y a une personne quelque part qui est attaquée parce qu’elle est une femme ».

Sur un mur du Museo Memorial de la Resistencia Dominicana de Santo Domingo, où une exposition est consacrée aux sœurs Mirabal, une phrase de Minerva résonne encore : S’ils me tuent, je sortirai les bras de la tombe et je serai plus forte.