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Ni plus ni moins folles que les autres

À propos du livre Les filles sont-elles folles?

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Le 15 février dernier paraissait aux Éditions Cardinal Les filles sont-elles folles?, deuxième livre dérivé du blogue Ton petit look. Dans cet ouvrage, Josiane et Carolane Stratis, les fondatrices de Ton petit look et de TPL Moms, abordent sans complexes ni tabous la question de la santé mentale des femmes.

Le livre prend pour point de départ un cliché tenace : les filles sont toutes folles. C’est un stéréotype qui, bien sûr, ne date pas d’hier. La folie des femmes, cet épouvantail construit pour l’essentiel par des hommes, a toujours servi à frapper d’invalidité la parole des femmes, à les museler, les humilier, les enfermer, ou carrément à les tuer… Que de barbaries a-t-on justifiées en invoquant la « folie » des femmes!

« Folles » d’aujourd’hui

La forme contemporaine de ce cliché toxique opère plus sournoisement. On y recourt pour faire planer un doute sur la rationalité des femmes, sur leur capacité à agir dans le monde comme des êtres autonomes et pleinement aptes à intervenir dans le cours des choses. Dans les rapports intimes, cette folie fantasmée sert à disqualifier les perceptions, les réactions et les émotions des femmes.

Remarquez comme le spectre de la « cr*sse de folle » n’est jamais bien loin. Nous sommes tous prompts à affubler de cette étiquette celles qui souffrent, qui se fâchent. Une femme est toujours « folle » avant d’être blessée, jalouse ou simplement en colère. Comme si on avait confisqué aux femmes la possibilité d’inscrire leurs actes dans l’éventail des affects humains, pour le meilleur comme pour le pire. Il y a celles qui assurent, qui ne craquent pas, qui restent impassibles, bienveillantes et disponibles en toutes circonstances… et il y a les autres. Les folles, les hystériques, celles qui paranoïent et qui exagèrent tout. Comme si le simple fait de ne pas être parfaitement en contrôle en tout temps nous arrachait automatiquement à la catégorie des êtres rationnels.

Pleins feux sur le tabou

Ainsi donc, les jumelles Stratis ont pris ce stéréotype par les cornes. Le livre part d’un constat : la maladie mentale demeure un tabou. Pourtant, on recourt aisément au qualificatif folle pour parler de soi-même et des autres. On fait comme si c’était drôle. On badine pour dédramatiser faussement des situations qu’on comprend mal et qu’on occulte, le plus souvent. La maladie mentale nous rend mal à l’aise, elle nous prend au dépourvu.

Comment faire pour en parler sans minimiser les souffrances ni éclipser ce qui nous embarrasse? Dans le livre, des femmes qui souffrent de dépression, de troubles anxieux ou d’anorexie répondent au questionnaire élaboré par les auteures pour démystifier les maladies. Comment ça se manifeste? Comment ça se vit au quotidien? Comment es-tu allée chercher de l’aide? Qu’est-ce que ta maladie t’a apporté de positif?

À ce chapitre, l’effort des jumelles Stratis est remarquable. On éclaire des zones d’ombre et révèle des douleurs qui, trop souvent, demeurent cachées. Le livre arrive à lever le tabou entourant certaines choses sans les minimiser. On y parle de résilience, mais sans lunettes roses.

Le poids de l’intime et du social

Si une portion de l’ouvrage est consacrée à la maladie mentale, les auteures s’emploient aussi à distinguer ce qui relève de la pathologie de ce qui relève du fardeau émotionnel que l’on fait porter aux femmes en société; ce fardeau qui use et blesse tout en se passant de diagnostic.

Ce volet est primordial, car il rend le propos de ce petit livre résolument féministe. Il offre une réflexion sur les violences et les tyrannies ordinaires que subissent les femmes. À travers des témoignages, les auteures explorent les formes de contrôle qui s’exercent dans les contextes intimes  : viol, violence psychologique, harcèlement – toutes ces violences vécues dans le privé, qui laissent des traces parfois indélébiles. Elles exposent ce fardeau qui grève la vie de nombreuses femmes, et qui sert souvent de caution pour les ranger dans la catégorie des « folles ».

Or, le poids du sexisme vécu est lourd à porter. Ce n’est pas une farce, ni un caprice. Nous naviguons dans un monde fait par et pour les hommes. Un monde où les femmes sont plus pauvres, où elles doivent trimer plus dur pour être reconnues, où elles accomplissent plus de travail non rémunéré, où on leur demande d’être parfaites sur tous les plans, où on leur enjoint sans relâche d’être à la fois la pute et la mère, et où, en plus, elles sont plus à risque d’être victimes de violence…

Est-il si surprenant qu’autant de femmes craquent? Comment se fait-il qu’on tarde à réfléchir à la part de social dans la soi-disant folie des femmes? Celles-ci ne sont ni plus ni moins folles que les hommes. Mais on les use jusqu’au point de bascule. S’il faut travailler à déconstruire les tabous entourant la maladie mentale, il faut aussi réfléchir sérieusement à cet aspect. Sinon, l’effort sera vain, et nous n’en finirons jamais avec cette idée fausse et révoltante que les femmes sont plus « folles » que les hommes.

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En aparté, puisqu’on en parle : depuis quelques années, les efforts de sensibilisation sont nombreux en santé mentale. On martèle que la maladie mentale est un mal du corps comme les autres, et qu’il faut l’aborder avec la même empathie, la même sollicitude. On organise des campagnes de sensibilisation à grand déploiement. On encourage les gens à se confier, à ne pas avoir honte de la détresse qu’ils vivent.

Pourtant, on néglige d’offrir les ressources nécessaires aux personnes qui en souffrent. Les ressources en santé mentale sont trop rares, et celles et ceux qui n’ont pas les moyens de se tourner vers les services offerts au privé se butent à des files d’attente interminables.

Or, pendant qu’on laisse les gens ressasser leurs problèmes dans leur coin, la souffrance s’aggrave, des vies se gâchent et, au final, ce laisser-faire coûte plus cher à la société qu’un soutien adéquat dès le départ. Il serait grand temps de prendre au sérieux les psychologues, les travailleurs sociaux et tous les intervenants en santé mentale lorsqu’ils nous mettent en garde. Et de passer de la parole aux actes.