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Filles en série, filles unies

Une plongée dans les archétypes féminins, ces modèles homogènes que propagent les médias.

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Martine Delvaux fait parler les images dans Les filles en série. Des Barbies aux Pussy Riot. Son essai jette une lumière différente sur les nombreuses icônes auxquelles les femmes sont souvent réduites. À nous, dit l’auteure, de nous en servir.

Martine Delvaux, écrivaine et professeure de littérature à l’UQAM, travaille depuis plus de 15 ans sur les personnages féminins. Elle a entre autres publié Histoires de fantômes. Spectralité et témoignage dans les récits de femmes contemporains (PUM, 2005), et Femmes psychiatrisées, femmes rebelles. De l’étude de cas à la narration autobiographique (Les empêcheurs de penser en rond, 1998).

Avec Les filles en série. Des Barbies aux Pussy Riot, elle s’immerge davantage dans la culture populaire, abordant tout autant la télésérie Girls que les clichés de Marilyn Monroe, en passant par les voix créatrices de l’écrivaine Nelly Arcan, de la cinéaste Chloé Robichaud et de combien d’autres femmes. Les symboles qu’elle analyse (la blonde, la célibataire, la perfectionniste, etc.) résonnent aux oreilles des lectrices québécoises. Le livre est un succès. « Je suis agréablement surprise, dit l’auteure, que la Gazette des femmes a rencontrée quelques mois après la sortie de son livre — alors déjà en troisième réimpression. Je crois que les grands médias sont réceptifs, et on dirait qu’ils profitent de l’angle particulier des “séries” pour reparler de féminisme. »

Photographie de Martine Delvaux.

Le concept de la « série » est certainement l’aspect le plus intéressant de cet essai. On pourrait le définir comme une reproduction infinie des mêmes stéréotypes visant les filles; des séries au sein desquelles leurs différences sont limitées, voire éliminées, afin d’obtenir d’elles un modèle uniforme et homogène. Martine Delvaux montre en effet que les images sont un miroir fidèle des stéréotypes : femmes et filles hypersexuées ou passives dans la publicité, les vidéoclips, le Web… Mais comment faire parler autrement ces images, et ne pas répéter les termes d’un débat qui place régulièrement les femmes en victimes? Les filles en série nous donne quelques pistes.

Performance et manifs

Inspirée par l’artiste italo-américaine Vanessa Beecroft, Martine Delvaux a commencé à s’intéresser à ses performances. Par exemple, les groupes d’hommes et de femmes qu’elle met en scène sont très différents. « Dans ces images et ces performances, on voit un nombre impressionnant de corps formant des groupes. Le groupe des hommes, représentant des marines américains, symbolisait la force de la nation, et le groupe des femmes, la précarité. » En effet, Vanessa Beecroft amène ses mannequins à se « faner » comme des fleurs, à s’évanouir, alors que les hommes tiennent la pose. Déjà, une différence marquante.

Puis, au printemps 2012, ce fut la crise étudiante, autre champ d’exploration qui frappe Martine Delvaux. « Pendant la grève, j’ai observé que les filles résistaient différemment de leurs camarades masculins : elles utilisaient le silence, le mime et le déguisement! Alors que le propre d’une manifestation, c’est d’exprimer “vocalement” des points de vue, elles inscrivaient des slogans sur leurs affiches. En me questionnant sur ce qu’il y avait de différent dans leur façon de protester, j’ai commencé à réfléchir sur le thème des collectifs féminins, toujours en marge des autres groupes. »

Au centre de son livre, les Femen et les Pussy Riot côtoient d’autres types de filles en série : blondes, princesses de contes de fées, showgirls... L’originalité du propos? L’auteure montre la force de ces séries féminines. Alors que l’on tient pour acquis que la répétition des stéréotypes de l’une à l’autre affaiblit la singularité des femmes, l’essayiste y voit de la puissance. « En raison de leur nombre, elles projettent de la force, comme celle de l’armée. Certes, une armée symbolique, de l’ordre de l’imaginaire, mais une image forte. »

Des images pour se regrouper

Les femmes sont-elles conscientes de cette force? « Pas assez! répond Martine Delvaux. En fait, je crois que des femmes reconduisent trop souvent les clichés sans ironie ou sans distance, et du point de vue des hommes. » L’essayiste souhaiterait que l’on se serve des images pour se rassembler et se solidariser. Ce que font les Femen, notamment (voir l’extrait en fin de texte).

Autre exemple où l’idée de série porte : le cas de la comédienne et réalisatrice québécoise Mariloup Wolfe, qui est sortie de la « série » des filles d’à côté, sympathiques et sans histoire, pour parler au nom des femmes victimes de harcèlement et de sexisme. L’auteure cite aussi abondamment dans son livre l’écrivaine Nelly Arcan, qui dénonçait la misogynie « que l’on s’adresse entre nous et en nous-mêmes. C’est ce que le patriarcat ou la domination masculine réussit à faire. C’est le plus dangereux », observeMmeDelvaux. Filles jugées, stéréotypées, harcelées : voilà des séries qui, malheureusement, existent toujours.

L’essayiste donne aussi l’exemple de l’auteure française Éléonore Mercier, qui a signé Je suis complètement battue (Éd. P.O.L., 2010), un recueil de textes basé sur une expérience de solidarité.MmeMercier y rapporte les paroles de femmes victimes de violence, sans rien ajouter. « Elle a colligé 1653 phrases dites par des femmes. Elle se met au service du collectif et disparaît. Tout ce qui reste d’elle est son nom sur la couverture. » Dans cette série de témoignages, l’accumulation engendre un message percutant et ahurissant de vérité.

Le prix d’une prise de parole

Toutefois, Martine Delvaux pense qu’il y a un prix à payer pour les femmes qui sortent du rang… et de la série de filles sages et silencieuses. « Mon livre n’est pas pessimiste, mais il faut espérer qu’un jour le prix sera moindre. Or, les preuves sont faites : quand on maintient une parole féministe dans l’espace public, on se le fait dire — avec les réseaux sociaux encore plus. C’est d’une grande violence morale. » Insultes et humiliations sont le lot de plusieurs femmes engagées qui ont choisi de se faire discrètes — même des professionnelles aguerries et bardées de diplômes.

Si l’on associe généralement le féminisme au militantisme social, communautaire et politique, la démarche de Martine Delvaux démontre une chose essentielle : dans le registre symbolique (de l’art à la culture populaire), on peut aussi faire évoluer les mentalités. Et changer notre regard sur le féminin et le rôle social qu’il peut jouer.


Couverture du livre Les filles en série.

Martine Delvaux, Les filles en série. Des Barbies aux Pussy Riot, 2013, Éd. du remue-ménage, 224 p.

EXTRAIT

« Les Femen prêtent le flanc en tant que femmes. Leur corps féminin se dresse contre le corps policier, le corps politique contre le corps érotique. Les slogans écrits à même la peau sont essentiels : plus qu’un costume, ils sont l’écriture même du corps, faisant écran contre son érotisation. »