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Les cibles préférées du Web

Elles prennent la parole, malgré l’intimidation, les menaces et les propos haineux.

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Les journalistes, blogueuses et militantes féministes en voient de toutes les couleurs en matière de cyberintimidation : commentaires vulgaires et dévalorisants, insultes sexistes répétées se transformant en harcèlement, détournement de photos en images pornographiques, voire menaces de viol et de mort. Le Web est-il un espace sécuritaire pour les femmes qui prennent la parole?

La journaliste de Radio-Canada Lili Boisvert est régulièrement cyberintimidée depuis qu’elle tient un blogue sur la sexualité sur le site du diffuseur. Tantôt légers, tantôt abordant des questions délicates, certains de ses billets suscitent des commentaires violents. À la suite d’un article concernant l’affaire Gab Roy, elle a reçu un tsunami de messages haineux. Et c’est sans compter les publications aux accents pornographiques sur Facebook, qui appelaient les internautes à commenter son apparence et sa sexualité, ou suggéraient des relations non consentantes avec la journaliste. « Même si j’essayais de minimiser l’affaire, c’était troublant pour moi et pour mes proches, confie-t-elle. J’essaie de ne plus y penser, mais ces propos et ces images me reviennent encore en tête à des moments inattendus. »

Photographie de Lili Boisvert.
« J’essaie de ne plus y penser, mais ces propos et ces images me reviennent encore en tête à des moments inattendus. »
 — Lili Boisvert, journaliste et blogueuse à Radio-Canada

La cybermilitante féministe Sarah Labarre y a goûté aussi. Ses chroniques sur le site d’Urbania ont provoqué des réactions violentes. « Depuis que je m’affirme en tant que féministe, je subis des insultes répétées, des attaques à ma sexualité, à ma vie émotive ou à ma famille; je reçois même des menaces », raconte-t-elle. L’été dernier, celle qui tient un blogue sur les expressions antiféministes du Web a même dû se retirer de la Toile tellement le cyberharcèlement lui était devenu insupportable. « Sur Facebook, j’avais beau bloquer ceux qui m’insultaient, certains se créaient de nouveaux comptes pour revenir à la charge. Ça devient épuisant d’avoir peur de se faire insulter ou menacer chaque fois qu’on ouvre un message. J’avais complètement perdu le plaisir d’écrire; j’ai donc décidé de prendre une pause d’activisme Web. »

Les solutions à la cyberviolence se résument souvent à inviter les victimes à ignorer les cyberattaquants. « Lorsque j’entends ce genre de “conseil”, je vire bleue, lance Sarah Labarre. On dit aux blogueuses de se faire une carapace, mais on ne dit pas aux directeurs de contenu Web d’assurer un climat non violent. Et par-dessus tout, on ne dit pas aux intimidateurs de ne pas intimider! Il n’y a que l’attitude de la victime qui est visée. Et ça m’enrage. »

Museler les femmes

Encore aujourd’hui, les femmes qui prennent la parole – en particulier celles qui se disent féministes – dérangent. Il semblerait que la cyberviolence vise précisément à les réduire au silence. « Le genre d’intimidation que j’ai vécu sur le site d’Urbania était très ciblé, rapporte Sarah Labarre. Jamais on ne se serait permis d’agir ainsi envers un blogueur homme. C’est évident qu’on cherchait à me faire taire. »

La professeure de philosophie et blogueuse féministe Véronique Grenier partage ce point de vue, et souligne le manque de compréhension entourant le mouvement des femmes. « Le mot féminisme fait encore peur et est chargé de préjugés. » Elle remarque aussi la cyberprésence très active de certains masculinistes dans les médias sociaux ou les espaces commentaires des articles. « Ce qui fait peur, c’est que leurs discours semblent acceptés; certains arguments relèvent même du lieu commun, analyse-t-elle. C’est vraiment inquiétant, parce qu’il en résulte que plusieurs femmes n’osent pas prendre la parole. »

Photographie de Mélissa Blais.
« Cette façon de réduire les femmes à leur corps constitue une forme de contrôle social, pour remettre les femmes à leur place, leur rappeler qu’elles sont des objets de la sexualité. »
 — Mélissa Blais, doctorante et chercheuse à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQÀM

Si le féminisme fait réagir, même celles ne se réclamant pas de ce mouvement peuvent être cyberattaquées. Mélissa Blais, doctorante et chercheuse à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQÀM, avance qu’il suffit d’être perçue comme féministe pour susciter les mêmes réactions violentes. « Celles qui investissent des espaces traditionnellement masculins sont souvent perçues comme féministes, qu’elles le soient ou non. Ce fut le cas des étudiantes à Polytechnique visées par Marc Lépine il y a 25 ans », illustre-t-elle.

Les férues de jeux vidéo constituent aussi un bon exemple. Le sexisme dans les communautés geeks est connu des femmes du milieu. Dans cet univers où les représentations féminines sont particulièrement stéréotypées, de nombreuses joueuses ont témoigné d’expériences de cyberattaques. C’est le cas de la « gameuse » française écrivant sous le pseudonyme Mar_Lard, qui a réalisé un dossier sur le sujet. La célèbre vidéoblogueuse américaine Anita Sarkeesian décortique aussi les représentations sexistes dans les jeux sur le site feministfrequency.com. Cette universitaire devait donner une conférence sur le sujet dans une université de l’Utah l’automne dernier, mais elle a dû y renoncer après que l’institution eut reçu un courriel annonçant un « massacre style Montréal ». Anita Sarkeesian est régulièrement harcelée, menacée de mort et de viol. Un internaute a même créé un jeu dont l’objectif est de la battre jusqu’à la défigurer.

Un Far West violent

Outre le fait d’être féministe ou perçue comme telle, être une femme augmente les risques d’être victime de cyberattaques. À la lumière des résultats d’un sondage CROP-CSQ mené en mars 2008 et en février 2011, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) estime que 72 % des victimes de cyberintimidation et de cyberharcèlement sont des femmes. Si l’intimidation et le harcèlement des femmes ne sont pas nouveaux, le Web offre des outils efficaces aux harceleurs pour joindre facilement leur cible. « Les individus peuvent attaquer directement leurs victimes, les interpeller, s’introduire dans leur espace “privé”, résume la blogueuse Véronique Grenier. L’anonymat ou la distance occasionnés par un écran semblent jouer sur la facilité à recourir à la violence; les cyberattaquants se sentent très libres dans leur usage de la parole. » En outre, avec les médias sociaux, les attaques anonymes peuvent se transformer en humiliation publique, comme lorsque des photos détournées ou intimes sont partagées sans consentement avec un auditoire exponentiel.

Photographie d'Alexa Conradi.
« Bien que dans l’espace public officiel, on n’ait plus le droit de dire certaines choses, le Web révèle que ce n’est qu’une apparence d’égalité. C’est là que plusieurs dévoilent le fond de leur pensée. »
 — Alexa Conradi, présidente de la Fédération des femmes du Québec

Pour plusieurs, cette nouvelle forme de violence s’inscrit dans le continuum de violence faite aux femmes; le Web ne fait que reproduire des dynamiques présentes dans la société. « Bien que dans l’espace public officiel, on n’ait plus le droit de dire certaines choses, le Web révèle que ce n’est qu’une apparence d’égalité. C’est là que plusieurs dévoilent le fond de leur pensée, analyse la présidente de la FFQ, Alexa Conradi. Le Web est comme un Far West très violent à l’égard des femmes, mais aussi à l’égard des gais et lesbiennes et des personnes racisées. »

Une violence peu reconnue

Si certaines formes d’intimidation, comme les menaces de mort, sont considérées comme des infractions criminelles, la majorité des expressions de la cyberviolence contre les femmes demeurent peu réglementées. Un des nombreux problèmes soulevés est que le fait d’être une femme n’est pas reconnu comme un motif sur lequel pourrait se fonder la haine en droit criminel. Les articles 318 et 319 du Code criminel considèrent comme une infraction d’inciter publiquement à la haine et de fomenter volontairement la haine envers un « groupe identifiable », lequel est définit comme « toute section du public qui se différencie des autres par la couleur, la race, la religion, l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle ». Une situation jugée discriminatoire par plusieurs, dont la juriste Louise Langevin.

Or, c’est précisément parce qu’elles sont des femmes que les victimes se font cyberattaquer. Très souvent, l’expression de cette violence vise l’apparence physique et a un caractère sexuel. « Cette façon de réduire les femmes à leur corps constitue une forme de contrôle social, pour remettre les femmes à leur place, leur rappeler qu’elles sont des objets de la sexualité », explique la chercheuse Mélissa Blais. Selon elle, inclure les femmes dans la définition de « groupe identifiable » du Code criminel ne réglerait pas tous les problèmes, mais aurait le mérite d’envoyer un message clair : les propos haineux envers elles sont inacceptables.

Dénoncer, faute de mieux

Encore peu connue, la cyberviolence donne du fil à retordre à celles et ceux qui veulent la combattre. À la FFQ, on est en train de mesurer l’ampleur du phénomène, qui risque de devenir une priorité lors du prochain congrès. Le gouvernement fédéral a récemment mis sur pied quelques initiatives ayant trait à la cyberviolence sexuelle et à la cyberintimidation, mais la FFQ doute de leur efficacité, car elles sont plus réactives que proactives. « On ne peut pas juste régler la question de la cyberviolence, il faut travailler à la racine du sexisme en général. La cyberviolence nous révèle que le sexisme est beaucoup plus présent qu’on ne le croyait », note Mme Conradi.

En attendant, Véronique Grenier recommande de dénoncer la cyberintimidation lorsqu’on en est témoin. « Il faut briser la solitude devant l’agresseur, manifester son désaccord en dénonçant les propos violents aux autorités pertinentes, comme la police et les gestionnaires de contenu des sites concernés. Et continuer de partager les textes des femmes qui prennent la parole. »