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Pas de cage pour mon âge : à qui les moyens du bonheur?

Le problème avec l’émission Quel âge me donnez-vous?

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La nouvelle émission de Jean Airoldi, Quel âge me donnez-vous?, diffusée sur les ondes de Canal Vie, a fait couler beaucoup d’encre depuis le début de sa promotion.

On aura eu vite fait de déplorer le caractère sexiste et âgiste de ce concept télévisuel. Attaqué de manière virulente, Jean Airoldi s’est défendu sur toutes les tribunes, évoquant que les participantes avaient toutes demandé à participer à l’émission. Aucune intention de dénigrer ni d’humilier qui que ce soit. Au contraire : il s’agit d’aider des femmes malheureuses et un peu « fanées » à retrouver l’éclat de leur jeunesse, terni prématurément.

L’intention n’est pas malicieuse, soit. Et l’opinion publique, préférant le consensus à la bisbille, s’est rangée derrière la proposition suivante : Jean Airoldi, styliste de renom et tête d’affiche de Canal Vie, ne veut que faire le bien dans la vie des gens. Pour le coup, la méthode employée est quelque peu « subversive », mais ne diabolisons personne. Pure compassion, pas d’humiliation. C’est du moins ce qui ressort du récent passage de l’animateur à l’émission 125, Marie-Anne, et dans le studio de Catherine Perrin, tout juste avant la diffusion du premier épisode de la saison.

Or, que l’intention soit « bonne » ne dispense pas de critiquer la nature même de ces émissions de télé.

Il faut dire que Quel âge me donnez-vous? n’a rien d’exceptionnel. Il ne s’agit que de la énième déclinaison du concept des émissions de « métamorphose », que l’on trouve sur toutes les bonnes chaînes câblées américaines. Ces émissions se fondent sur un concept excessivement simple, mais télévisuellement des plus efficaces : des femmes malheureuses, car insatisfaites de leur apparence, soumettent leur candidature. Puis, les propositions les plus touchantes et mélodramatiques sont retenues, et la production débourse des sommes exorbitantes pour relooker les candidates afin que leur vie prenne un nouvel envol. De la chenille au papillon, en 46 minutes ou moins.

Quelque chose me frappe dans toute cette histoire. C’est l’omniprésence du terme « laisser aller » pour expliquer comment ces femmes en sont venues, en quelques années, à paraître 25 ans plus vieilles que leur âge réel. Ces femmes, dit-on, n’ont pas été « abîmées » par les vicissitudes de la vie quotidienne, le surmenage, la maladie, la violence ni par la pauvreté. Non : elles se sont « laissées aller ». Un manque de discipline, et non de temps ni de moyens.

Quel message autoritaire et dégradant à envoyer à l’ensemble des femmes! Comme si porter les marques du passage du temps et des épreuves ne pouvait en aucun cas être une source de fierté. Comme si tous les succès étaient systématiquement ternis par une garde-robe défraîchie. Qu’importe que vous soyez une mère monoparentale ayant travaillé d’arrache-pied durant 20 ans pour envoyer vos enfants à l’université. Si, ce faisant, vous n’avez pas réussi à préserver un brushing à la mode, vous vous êtes « laissée aller ». Et vous avez raison d’être malheureuse.

Mais heureusement, dans toute leur indulgence, ces émissions proposent un remède miracle pour atténuer les traces du passage du temps, malgré les « négligences » passées. Pour retrouver le bonheur, suffit d’une nouvelle garde-robe, d’un blanchiment des dents au laser, de nouvelles lunettes, d’une teinture, d’une coupe, d’un traitement des ridules et d’un panier de cosmétiques La Roche-Posay. En d’autres termes, mesdames, pour environ 10 000 $, vous pouvez retrouver le bonheur et la confiance que vous avez « laissés aller ». Il n’y a rien là…

D’abord, canaliser toute la recherche de confiance et le bien-être des femmes dans la consommation et la mise en forme du corps est plutôt réducteur. Mais surtout, même si l’on justifie le concept en disant que les femmes soumettent leur candidature de leur plein gré, il faut critiquer les standards auxquels elles se mesurent.

La société de consommation trace une division claire entre les femmes minces, sans rides, sans repousse, habillées à la dernière mode… et les autres. Et l’on associe aux premières seulement la force, la réussite, la compétence, la beauté. Les autres sont lâches, faibles, moches et surtout : invisibles.

Ces normes sont, somme toute, un incitatif hors pair à se ruer vers les boutiques de mode, les cosmétiques et les services beauté. Cependant, elles renferment une certaine violence. Si seules les femmes jeunes, belles, bien mises et suffisamment riches pour se payer des soins de beauté sont dignes d’être heureuses, que reste-t-il aux autres? À celles qui, même dans la trentaine, n’ont pas eu la chance d’allouer temps et ressources à préserver leur jeunesse? Et aux cinquantenaires qui ne peuvent se permettre de s’attriquer comme Hillary Clinton ou Michelle Obama? Pas grand-chose, à part espérer qu’une émission de télé débile leur paie la totale.

Ainsi, lorsqu’on justifie le concept de Quel âge me donnez-vous? en prétextant qu’il n’y a « aucune mauvaise intention », et que l’on se fonde uniquement sur l’autocritique de certaines femmes pour « donner un coup de pouce qui change la vie », je dis : halte-là! À mon sens, lorsqu’on en vient à constater que pour un nombre effarant de femmes, la « recherche du bien-être » est intimement liée à une métamorphose hors de prix, la discussion ne se termine pas : elle commence.

On peut évidemment choisir d’être à l’aise avec l’idée selon laquelle les femmes heureuses sont les femmes bien mises. Il ne s’agit pas de faire ici une critique radicale de la coquetterie. Celle-ci peut être une célébration du corps qui n’a rien de sexiste ni de discriminatoire. En revanche, lorsqu’on utilise le malaise de certaines femmes pour promouvoir le culte de la jeunesse et des cosmétiques, une voix critique doit s’élever. Le jovialisme et la complaisance de Jean Airoldi ne sont que poudre aux yeux.