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Éva Circé-Côté – une étoile dans le noir

Dans une biographie fouillée, l’historienne des femmes Andrée Lévesque nous présente une journaliste iconoclaste …

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Dans une biographie fouillée, l’historienne des femmes Andrée Lévesque nous présente une journaliste iconoclaste dont la simple existence éclaire son époque d’une lumière différente, Éva Circé-Côté.

Quand, au fil de ses recherches sur les discours normatifs dans l’entre-deux-guerres, Andrée Lévesque est tombée sur les écrits de Julien St-Michel, dans Le monde ouvrier des années 1910, elle n’en revenait pas. Malgré le climat ultracatholique et ultraconservateur de l’époque, ce journaliste en appelait à la tolérance et à la réglementation de la prostitution, au salaire égal pour un travail égal pour les femmes, à la lutte contre la corruption municipale, au droit à l’éducation supérieure pour les filles. Avec un point de vue aussi progressiste et un nom pareil, il devait être européen, a pensé l’historienne de l’Université McGill.

Elle se trompait. Non seulement Julien St-Michel était Québécois, mais il était… une femme! C’est son éditrice aux Éditions du remue-ménage, Rachel Bédard, qui a découvert la supercherie en publiant une anthologie de poésie féminine. En effet, Julien St-Michel était une poète qui signait ses oeuvres Colombine et avait pour nom véritable Éva Circé-Côté. Andrée Lévesque était renversée! Mais qui était cette Québécoise qui avait des opinions si radicales et si avancées pour son époque dont elle, l’historienne
spécialisée en histoire des femmes, n’avait jamais eu vent? C’est ce qu’elle allait découvrir en lui consacrant une biographie (Éva Circé-Côté, libre-penseuse 1871-1949, publiée en juin dernier).

La plume et l’esprit libres

Cachée sous ses multiples noms de plume, Éva Circé-Côté a publié des centaines de chroniques dans Les débats, L’avenir du Nord, Le pays. Elle y décrivait un Montréal bigarré et vivant, celui des tramways et des marchés, avec un sens du détail qui n’est pas sans rappeler celui d’Émile Zola, remarque Andrée Lévesque. Elle a créé le magazine L’Étincelle, écrit des pièces de théâtre, commis un essai sur Louis- Joseph Papineau, en plus d’avoir contribué à fonder la Bibliothèque municipale de Montréal et d’y avoir travaillé comme bibliothécaire. Malgré cela, elle est tombée dans les oubliettes de l’histoire. « Elle ne cadrait pas dans le portrait de son époque
que les historiens et les intellectuels ont voulu montrer »
, explique sa biographe en rappelant que le passé est construit.

Fille d’un marchand d’habits pour hommes montréalais, Éva Circé est née en 1871 et a étudié chez les sœurs de Sainte-Anne, à Lachine. À l’aube de l’âge adulte, elle fraie avec une jeunesse bohème et rebelle qui tourne le dos à la religion, admire les idées des intellectuels français et se grise de la poésie de Baudelaire et Verlaine. Cette jeunesse, qui compte dans ses rangs les poètes Émile Nelligan et Charles Gill, se réunit au sein d’associations comme l’École littéraire de Montréal, desquelles les femmes sont toutefois exclues (à une exception, dit la biographie : les modèles des peintres du Quartier latin…). Ce qui ne les empêche pas de partager les mêmes idéaux et références intellectuelles que leurs compagnons.

Comme Robertine Barry (Françoise) et Gaëtane de Montreuil, Éva embrasse bientôt le métier de journaliste, qui compte déjà 5% de femmes. Pour elle, cette occupation « n’est pas un divertissement ou une distraction passagère en attendant le prince charmant.C’est une carrière exigeante et surtout un instrument au service d’un monde meilleur », écrit sa biographe. Un monde meilleur, pense Éva Circé-Côté, en serait un où les idées circuleraient plus librement, où l’instruction viendrait à bout de la misère, où les femmes auraient plus de droits.Comme bibliothécaire, elle milite pour l’achat de livres non recommandables, déplorant qu’« ici, pour être bien vu, il faut dire que Voltaire est un écrivain de bas étage, que Rousseau est un être dépravé, Zola un pornographe, Michelet un historien de second ordre ».

À 34 ans, après avoir connu un franc succès avec sa pièce de théâtre patriotique Hindelang et De Lorimier, sur les rébellions de 1837-1838 (dont le texte a malheureusement été perdu), elle marie par amour Pierre-Salomon Côté, un médecin des pauvres, homme de cœur et de progrès, de cinq ans son cadet. Le couple a des fréquentations douteuses, voire gravement amorales aux yeux de l’élite conservatrice et cléricale : des francs-maçons, athées et anticléricaux, un groupe dont Andrée Lévesque
fournit une riche description dans sa biographie.À leur contact,Circé-Côté se radicalise. Dans ses articles, elle se prononce contre la peine de mort et pour le retrait du crucifix des cours de justice (!), ne se faisant pas que des amis…

Ses adversaires conservateurs ont possiblement joué un rôle dans la fermeture précoce du Lycée des jeunes filles, premier établissement québécois d’enseignement supérieur pour filles, qu’elle a fondé en 1908, rue Saint-Denis, à Montréal.Complètement laïque, inspirée des maisons d’enseignement françaises et américaines, cette école offrait divers cours : français, anglais, beaux-arts, musique, danse, sténographie et commerce. L’établissement n’a prodigué son enseignement que pendant deux ans, mais il a fouetté si fort les autorités religieuses qu’elles ont autorisé la création d’un collège classique féminin par la Congrégation de Notre-Dame – qui, lui, survivra.

Lorsque son mari meurt à l’âge de 33 ans, Éva choisit de le faire incinérer, une nouvelle pratique jugée barbare, voire diabolique par l’Église. La commotion qui s’ensuit est immense. Les journaux conservateurs se déchaînent, la traitant comme une monstrueuse impie. Ses amis et même des membres de sa famille éprouvent le besoin de se dissocier
d’elle, s’excusant publiquement d’avoir suivi le cortège funèbre. Pour le restant de ses jours, un parfum de scandale suivra Éva Circé-Côté, ostracisée par une frange de la société. Comment a-t-elle vécu cette mise au ban? Difficile à savoir, puisqu’elle n’a pas laissé d’écrits personnels. Excepté cinq longues lettres adressées à son ami Marcel Dugas, poète en exil à Paris, qui laissent entendre qu’elle en a souffert. Andrée Lévesque les a retrouvées en plaçant une petite annonce dans Le Devoir.

Dans sa brique de 450 pages, l’historienne nous présente un personnage incontournable, dont l’existence jette une lumière nouvelle sur une époque que l’on a crue plus uniformément sombre et étouffante. On pouvait être différente et libre-penseuse dans le Québec du début du 20e siècle, nous montre Éva Circé-Côté. Mais il fallait avoir la couenne assez dure pour en assumer les conséquences. « Ce qui est encore vrai aujourd’hui! » conclut Andrée Lévesque.

Andrée Lévesque, Éva Circé-Côté,libre-penseuse 1871-1949, Les éditions du remue-ménage, 2010, 478 p.