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Détournement majeur

Pour Yvon Rivard, les relations sexuelles profs-élèves dans les universités ont des conséquences graves. Entrevue.

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Dans son essai Aimer, enseigner (Prix du gouverneur général 2013), Yvon Rivard jette un pavé dans la mare de l’université. Vibrant plaidoyer pour l’exigeant métier de prof, son ouvrage est aussi une charge à fond de train contre ceux qui abusent de leur pouvoir en ayant des relations sexuelles avec leurs étudiantes. Au-delà des effets dévastateurs sur les jeunes femmes, le romancier et professeur émérite de l’Université McGill voit là une faillite du système d’éducation supérieure. Un système où les professeurs ont abdiqué leurs responsabilités et renoncé à leur rôle de guide moral.

Gazette des femmes : Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de dénoncer ceux que vous n’hésitez pas à appeler des « prédateurs pédagogiques »?

Yvon Rivard :  Je suis convaincu que l’on ne peut écrire que sur ce que l’on connaît, surtout quand on traite de questions qui touchent au bien et au mal. Or, j’ai moi-même eu un coup de foudre pour une étudiante au début de ma carrière. Et même si la relation a été consommée après la fin de l’année scolaire, même si j’ai vécu avec cette femme une vraie histoire d’amour pendant plusieurs années, je considère avoir commis une faute, car un prof ne devrait jamais franchir cette barrière.

Mon essai vise surtout les profs qui séduisent des étudiantes à répétition pendant des années. J’ai accumulé des témoignages et des confidences de jeunes femmes ayant subi les assauts de ces hommes qui confondent relations pédagogiques et relations sexuelles. Je me suis demandé pourquoi personne n’en parlait et pourquoi moi-même j’avais mis tant de temps à considérer que c’était grave.

Avez-vous trouvé la réponse?

Cette acceptation passive s’inscrit dans une culture généralisée, hédoniste et narcissique. Cette culture qui banalise le mal et vise le plaisir ou le profit immédiats évacue toute notion de responsabilité et de faute. Par exemple, j’ai été outré de voir comment les intellectuels français, Milan Kundera en tête, ont défendu le cinéaste Roman Polanski quand il a fui la justice alors qu’il avait pourtant reconnu avoir violé une fille de 13 ans. En rejetant la notion de faute, non seulement on peut effectivement tout justifier, mais on nie la liberté de l’individu. Car si je n’assume pas ma responsabilité, que suis-je? Un paquet de réflexes, sans capacité de faire des choix?

Photographie de Yvon Rivard.
« [Les étudiantes] ne sont pas des adultes consentantes : elles sont face à quelqu’un qui est en position de pouvoir et d’autorité morale et qui détourne cette autorité à son profit. »
 — Yvon Rivard, auteur de l’essai Aimer, enseigner (Prix du gouverneur général 2013)

Peut-on parler de faute quand les étudiantes sont majeures et consentantes?

Ce ne sont pas des adultes consentantes : elles sont face à quelqu’un qui est en position de pouvoir et d’autorité morale et qui détourne cette autorité à son profit. Quand on justifie ces relations en prétendant que les étudiantes « courent après », c’est qu’on refuse de voir que le mouvement affectif que les étudiants et étudiantes ont envers leurs profs est normal : le prof est là pour les aider à s’émanciper, à grandir en développant une relation de confiance avec le monde extérieur. C’est donc forcément quelqu’un d’attirant. Comme l’a si bien dit Gabrielle Roy, le désir d’aimer et le désir d’apprendre relèvent du même désir. Et plus un prof est charismatique, plus il risque de susciter ce mouvement.

Quels dommages avez-vous observés chez les victimes étudiantes?

Dans mon livre, je fais une analogie avec les effets du viol et de l’inceste. Les psychologues et psychanalystes qui m’ont lu ont d’ailleurs confirmé sa pertinence. Parents, professeurs et thérapeutes sont des figures d’adultes, c’est-à-dire des êtres dont le rôle est d’aider l’autre à se développer au contact du monde. Quand les adultes brisent ce lien de confiance qui sert de relais avec l’extérieur, c’est le mouvement de l’enfant, de l’élève ou du patient vers le monde qui est brisé.

Les dommages sont incalculables, à commencer par une incapacité à s’abandonner, à faire confiance, comme si la part d’eux-mêmes qui était attirée par quelque chose de grand, de beau, d’inconnu était éteinte. J’ai connu des étudiantes qui, après avoir été abusées, trahies par de tels profs, ont quitté l’université. D’autres, en qui je voyais de futures écrivaines, ont cessé d’écrire.

Ces relations ne peuvent-elles pas, parfois, s’avérer émancipatrices?

Je ne crois pas. Dans mon livre, je cite le cas de Marie-Sissi Labrèche, qui raconte dans son autofiction La brèche (Boréal, 2008) l’histoire d’une élève qui a une liaison avec son prof de littérature, liaison qui la fait naître comme écrivaine. Dans son texte « La donne » (paru dans le recueil Âmes et corps. Textes choisis 1981-2003, Actes Sud, 2004), Nancy Huston fait l’apologie de la belle histoire d’amour qu’elle a vécue, à 15 ans, avec un de ses profs.

La relation que Marie-Sissi Labrèche décrit est dévastatrice et perverse. Que cette liaison ait libéré l’élan créateur chez son héroïne ne signifie pas qu’elle n’aurait pas écrit sans cette relation; je pense qu’elle aurait écrit autre chose, et d’aussi valable. Quant à Nancy Huston, qui a été prof, elle dit s’être bien gardée de jamais flirter avec ses propres étudiants. Et quand on lui demande si elle aimerait que sa fille de 15 ans fasse la même expérience, elle répond qu’il faudrait pour cela qu’elle soit déjà autonome, capable de discernement, ce qui, à mon avis, est beaucoup demander à une jeune de 15 ans.

J’ai constaté en tout cas que ce n’est pas parce que les étudiantes ne dénoncent pas leur séducteur qu’elles n’en subissent pas les effets dévastateurs. Mais comme pour les victimes de viol ou d’inceste, il s’écoule souvent de nombreuses années avant qu’elles réussissent à se confier. Et comme elles, elles peuvent banaliser, justifier ou même glorifier ces relations en pensant ainsi enrayer la déflagration que celles-ci ont causée en elles.

Vous allez plus loin en faisant un lien entre ces agissements des professeurs et la faillite du système d’éducation. Comment en arrivez-vous là?

Selon moi, cette pratique largement répandue est symptomatique d’une démission des professeurs et d’une certaine conception de l’éducation. On ne peut pas sans cesse accuser les programmes et le manque de ressources. Il y a une faillite de l’autorité morale du professeur, une déresponsabilisation qui se traduit notamment par le fait que les profs transgressent une règle aussi fondamentale que celle de ne pas coucher avec leurs élèves. L’autorité du professeur ne repose pas uniquement sur sa compétence intellectuelle, mais aussi sur son engagement moral. Un bon prof doit être un modèle, quelqu’un qui vit en accord avec ce qu’il enseigne.

Comment changer les choses?

Je pense que le fait que de plus en plus de femmes enseignent au cégep et à l’université va y contribuer. Il est beaucoup plus rare que des enseignantes abusent de leurs étudiants masculins, et ce pour plusieurs raisons. D’abord parce que nombre d’entre elles ont consacré du temps à protéger et à guider leurs enfants. Je crois par ailleurs que, pour avoir subi plus d’abus de pouvoir, une majorité de femmes y sont plus sensibles. Enfin, il me semble que les femmes assument mieux l’autorité morale nécessaire pour enseigner et la responsabilité qui vient avec, parce qu’elles dissocient moins la pensée et les actes, le corps et l’esprit, l’entreprise de la connaissance et la nécessité de protéger la vie.

La détérioration du système d’éducation va aussi nous obliger à nous questionner et, je l’espère, à faire le lien entre un enseignement de plus en plus spécialisé et l’abandon de l’autorité morale des professeurs. Plus l’enseignement est spécialisé, moins il se fonde sur la transmission d’une culture générale (faite de connaissances et de valeurs) et sur le développement global de l’étudiant. Les profs ont alors moins besoin de se positionner comme des modèles ou des guides.

Enfin, il serait grand temps que les institutions exercent une plus grande vigilance en matière de harcèlement sexuel et qu’elles se dotent de codes de déontologie qui découragent explicitement les relations sexuelles entre profs et élèves. Ce qui, à ma connaissance, n’est pas le cas.