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Révolte dans l’allée des poupées

Des poupées pour les filles, des autos pour les garçons? Certains disent « Assez ».

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Les cuisinettes pour les fillettes, les camions pour les garçons… On connaît la chanson. Elle perd cependant en popularité, depuis que des petits fabricants de jouets cassent le moule, et que des parents exaspérés par les jouets stéréotypés et sexistes réussissent à faire bouger des grands détaillants. Une petite révolution couve-t-elle dans le monde de Barbie et de Bob le bricoleur?

La scène est familière : dans les allées des grandes surfaces, les jouets sont divisés en deux camps. Explosion de froufrous, de rose et de paillettes pour attirer les aspirantes princesses; monstres, chevaliers ou camions aux couleurs éclatantes pour futurs petits ingénieurs. Le marketing dès l’enfance — ou le sexe des jouets — est critiqué depuis les années 1970.

Même les traditionnels Lego sont passés dans le tordeur de la mise en marché « genrée ». L’entreprise danoise a lancé en 2012 une collection de petits blocs destinée aux filles : les Lego Friends. Non sans heurts. Plusieurs observateurs ont reproché au fabricant de miser sur le développement d’habiletés mathématiques et spatiales chez les garçons, alors que les filles sont réduites à trimballer leurs petits personnages au salon de coiffure ou à la pâtisserie.

Mais certaines grandes chaînes tentent de contourner les stéréotypes. Super U, en France, décidait en 2012 de présenter ses jouets de manière neutre, sans distinction de genre — et a récidivé cette année. En Suède et au Danemark, Toys R Us offre un catalogue complètement neutre. Ce décloisonnement des jouets vise-t-il seulement à satisfaire quelques mécontents? Et surtout, peut-on imaginer que le vent de changement soufflera jusqu’ici?

Parents exaspérés

Fatigués de voir les choix de jouets limités en fonction du sexe de l’enfant, des groupes de parents se forment un peu partout pour réclamer, entre autres, que cesse la catégorisation à outrance.

Megan Perryman est l’une des mères derrière la campagne britannique Let Toys Be Toys (« Laissons les jouets être des jouets »). Par des pétitions et des appels aux compagnies via les médias sociaux, la campagne commence à faire bouger les choses. « Nous demandons aux détaillants d’arrêter de présenter leurs produits selon le genre des enfants, et de le faire plutôt par catégories de jouets », explique la Londonienne en entrevue téléphonique. Et ça fonctionne! « La chaîne de pharmacies Boots a retiré les signes “filles” et “garçons” de ses allées de jouets pour les Fêtes à la suite d’une de nos campagnes. Petit à petit, d’autres entreprises semblent vouloir lui emboîter le pas. »

Photographie de Megan Perryman et son enfant.
« Nous demandons aux détaillants d’arrêter de présenter leurs produits selon le genre des enfants, et de le faire plutôt par catégories de jouets . »
 — Megan Perryman, l’une des mères derrière la campagne britannique Let Toys Be Toys

Ailleurs dans le monde, des campagnes comme Play Unlimited, en Australie, Brave Girls Alliance, aux États-Unis, ou Play Fair, en Écosse, poursuivent des objectifs similaires à ceux de Let Toys Be Toys. Au Québec, les campagnes de ce type demeurent timides *. Pourtant, on a vu l’effet que pouvait avoir la grogne de quelques consommateurs. Dérangés par un chandail sur lequel on pouvait lire que les filles aiment le magasinage, des parents québécois ont fait reculer la chaîne de vêtements The Children’s Place, qui a retiré le modèle de ses magasins.

Toujours au Québec, la plus grande chaîne de magasins de jouets, Toys R Us, se dit très intéressée par le sujet. « Les intérêts des enfants sont divers et variés […]. Nos rayons de jouets ne font pas de distinction entre les garçons et les filles. Les articles sont présentés par catégories pour que les clients puissent facilement voir la variété de l’offre », répond par courriel Liz MacDonald, vice-présidente du marketing et de la planification des magasins chez Toys R Us Canada.

Pourtant, un rapide coup d’œil au site Web de l’entreprise révèle que les catégories « garçons » comprennent des figurines d’action, des voitures de course et des jouets de construction, alors que les jouets destinés aux filles sont les cuisinettes, les poupées et les accessoires de coiffure.

Megan Perryman, de Let Toys Be Toys, explique son agacement : « Le marketing sexué empêche les enfants de jouer avec toute une gamme de jouets. Les garçons n’ont pas accès à des jouets pour apprendre à donner des soins, comme les poupées, alors que les filles n’ont pas accès aux jeux de sciences, d’ingénierie. Finalement, on n’encourage pas les enfants à développer des habiletés variées. »

Des effets insidieux

C’est ce qui dérange également Francine Descarries, sociologue et professeure à l’UQÀM, qui s’intéresse depuis des années aux stéréotypes véhiculés par les jouets. « Les jeux de garçons sont dans l’agir, le mouvement, l’expression de soi. Ceux des filles sont dans la passivité, le maquillage et l’habillage, toujours dans le rapport au paraître et non à l’être. Je trouve que c’est fondamentalement préjudiciable pour les enfants. »

Photographie de Francine Descarries
« Les jeux de garçons sont dans l’agir, le mouvement, l’expression de soi. Ceux des filles sont dans la passivité, le maquillage et l’habillage, toujours dans le rapport au paraître et non à l’être. »
 — Francine Descarries, sociologue et professeure à l’UQÀM

Et quel message cela envoie-t-il aux filles? « Quand on essaie de leur dire qu’il n’y a pas juste l’apparence physique qui compte, elles ont derrière elles des années de conditionnement qui leur montrent au contraire que c’est la priorité », ajoute Louise Cossette, professeure de psychologie à l’UQAM. Pour elle, le jeu n’est pas banal dans la vie des enfants. « On prive les filles de certains types de jeux de construction, par exemple. Est-ce que cela pourrait expliquer que certaines habiletés visuospatiales soient moins bien développées chez elles? C’est fort possible. »

Photographie de Louise Cossette.
Louise Cossette, professeure de psychologie à l’UQAM, se demande si le fait que certaines habiletés visuospatiales soient moins bien développées chez les filles n’est pas en lien avec le fait, par exemple, qu’on les prive, jeunes, de certains types de jeux de construction.

Et à ceux qui croient que les fillettes sont naturellement attirées par les poupées, Louise Cossette répond qu’il est bien documenté que tous les bébés, garçons et filles, sont très intéressés par les visages humains. Reste que les études contradictoires sur les préférences des jouets selon le genre ne manquent pas. Certaines lient le degré d’hormones mâles au penchant pour les jouets « masculins », alors que d’autres croient que l’influence extérieure a un rôle à y jouer.

Francine Descarries croit que la construction sociale explique en grande partie l’attrait des enfants pour certains types de jeux. « Dès ses premiers mois, on donne à l’enfant une conscience exagérée de son identité sexuée, avec l’habillement, les jouets. C’est un des problèmes actuels du jeu : il enferme l’enfant dans cette identité et offre peu de place à une vision égalitaire des rapports sociaux de sexe. »

La loi du marché

Le président de l’agence de publicité Défi Marketing, Mathieu Bédard, n’est pas tendre envers l’industrie du jouet. Alors qu’il célébrait la vidéo du fabricant de jouets californien GoldieBlox sur son blogue, il décrivait du même coup son dédain pour les jouets stéréotypés, et le clivage entre les sexes qui se manifeste très tôt : « Ça commence souvent avant la naissance du bébé par le choix des couleurs de sa future chambre, pour ensuite se perpétuer par l’ensemble des choix associés à l’enfant : vêtements, accessoires divers, produits culturels et jouets. »

Photographie Mathieu Bédard.
« Des millions de fillettes sont implicitement poussées vers des avenues qui ne sont pas naturellement en accord avec ce qu’elles sont. Cela relève du conditionnement des masses, et je trouve que c’est très triste. »
 — Mathieu Bédard, président de l’agence de publicité Défi Marketing

« Des millions de fillettes sont implicitement poussées vers des avenues qui ne sont pas naturellement en accord avec ce qu’elles sont, ajoute-t-il en entrevue. Cela relève du conditionnement des masses, et je trouve que c’est très triste. »

Les campagnes de publicité de GoldieBlox, où des fillettes se rebellent contre l’avalanche de rose qu’on leur sert, sortent du lot en raison du produit vendu : des jouets de construction destinés aux filles. Mais Mathieu Bédard comprend qu’il n’est pas toujours facile pour les fabricants de présenter des jouets moins stéréotypés. « Cela peut avoir l’air d’un préjugé, mais je pense que les segments les plus éduqués de la population sont plus ouverts à adopter des jouets neutres. Dans certains groupes de population, le risque de choquer la clientèle peut être plus grand. »

Quand même, fin 2012, la fondatrice de GoldieBlox, Debbie Sterling, a mis à profit la lassitude des consommateurs envers les jouets stéréotypés dans une campagne de sociofinancement fort populaire. Plus de 5 500 souscripteurs lui ont permis de commercialiser son produit.

Quant à la créatrice de poupées Erica Perrot, propriétaire de l’entreprise québécoise Raplala, elle vend des jouets éclatés et un brin impertinents, de son propre aveu. Si plusieurs clients achètent ses poupées pour offrir à des nouveau-nés, à sa grande surprise, de nombreuses filles de 8 à 12 ans les collectionnent. Et selon l’entrepreneure, beaucoup de parents sont attirés par ses produits qui sortent des normes habituelles. « Je crois que plusieurs parents et créateurs souhaitent sortir des stéréotypes », affirme-t-elle.

Les petites entreprises à contre-courant comme Raplala et GoldieBlox ont beau se multiplier, leurs produits demeurent des gouttes d’eau dans la mer de paillettes où s’abreuvent les fillettes. Inspirés par les campagnes de protestation qui ont cours ailleurs dans le monde, les parents québécois interpelleront-ils les grands détaillants de la province afin qu’ils proposent des options plus neutres aux enfants?

  1. * Renaud-Bray pointé du doigt

Déjà exaspérée par la classification des bouquins (intérêts masculins et féminins) du grand détaillant québécois, Suzanne Zaccour a bondi en voyant le dernier catalogue de Noël de l’entreprise. Les jouets y sont clairement identifiés « pour filles » et « pour garçons ». L’étudiante en droit de 19 ans a réagi en lançant le 9 décembre dernier une pétition, demandant à Renaud-Bray de cesser son « marketing genré ». En quelques jours, elle a récolté près de 230 signatures. « Je ne pensais pas que ce genre de stéréotypes étaient si présents au Québec, et cela m’enrage. Pourquoi brimer l’imagination des enfants en leur disant de jouer avec des jouets précis? Pourquoi inculquer ces stéréotypes chez les parents qui achètent ces jouets? Ce n’est pas à l’entreprise de dire aux enfants quels sont leurs intérêts, et ce n’est surtout pas à elle de dire aux petites filles qu’elles sont de futures mères ou des petites princesses! » Suzanne Zaccour tente de récolter 500 signatures et présentera sa pétition à l’entreprise quelques jours avant Noël. Si elle ne fait pas bouger Renaud-Bray, elle espère néanmoins faire réfléchir quelques adultes avant leurs achats des Fêtes…