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Rénover la famille traditionnelle

Familles homoparentales et hétérosexisme. Ou quand le modèle familial traditionnel a la couenne dure.

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Jour après jour, explications après mises au point, des couples de parents de même sexe effritent tranquillement l’épaisse carapace de la famille traditionnelle.

Attablées dans une « binerie » de Jonquière, Louise Harvey et sa petite Maggie s’apprêtaient à commander quand la serveuse a lancé un commentaire gentil, en apparence banal : « T’as de bien beaux yeux bleus, toi, tu dois tenir ça de ton papa! » « Je lui ai répondu que non, Maggie n’avait pas de papa, qu’elle avait deux mamans. La serveuse n’avait pas dit ça méchamment, mais je n’ai pas eu le choix de répondre, pour ma fille, pour que les gens commencent à comprendre qu’il existe d’autres modèles que la famille traditionnelle », raconte Louise Harvey.

Photographie de Louise Harvey et sa fille Maggie.
« C’était la première journée d’école de Maggie. Le formulaire d’inscription comptait deux lignes : une pour le nom du père, une pour celui de la mère. […] Qu’est-ce que ça ferait, d’écrire seulement parents? »
 — Louise Harvey, comédienne, directrice artistique et maman de Maggie

Selon les données de l’Institut de la statistique du Québec, il y avait, en 2012, 979 enfants nés avec deux mères depuis 2002. La parentalité chez les couples de même sexe a un visage féminin : au Canada, 16,5 % des couples de lesbiennes avaient au moins un enfant à la maison en 2011, contre 3,4 % des couples d’homosexuels.

Depuis 2002, avec la modification de l’article 115 du Code civil, la déclaration de naissance peut accueillir le nom de deux mères. « Ce que la Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation est venue changer, c’est en grande partie qu’elle reconnaît l’importance du “projet parental” », explique Robert Leckey, professeur en droit familial à l’Université McGill. Le fait d’avoir souhaité l’enfant à naître suffit désormais à qualifier la deuxième mère comme telle, même sans participation biologique. Mais changer un texte de loi ne règle pas tout. La société québécoise tient encore beaucoup au modèle de famille traditionnel, et certains réflexes hétérosexistes sont tenaces, même un millier d’enfants plus tard.

Photographie de Robert Leckey.
« Ce que la Loi instituant l’union civile et établissant de nouvelles règles de filiation est venue changer, c’est en grande partie qu’elle reconnaît l’importance du “projet parental” »
 — Robert Leckey, professeur en droit familial à l’Université McGill

Discrimination sournoise

Quand on discute familles homoparentales avec Louise Harvey, on comprend que le choix des mots a son importance. Tous les mots. « Vous venez de dire “normalement”. Je préfère “généralement”. Il faut faire attention, même quand on n’a pas de mauvaises intentions, de choisir les bons mots. Avant, je ne reprenais pas les gens, mais depuis que j’ai ma fille, je trouve important de le faire. Pour ne pas qu’elle ait constamment l’impression que sa famille n’est pas normale. »

Ce sont de petits combats quotidiens que mène Louise. « C’était la première journée d’école de Maggie. Le formulaire d’inscription comptait deux lignes : une pour le nom du père, une pour celui de la mère. L’enseignante voulait que je laisse père et que j’écrive le nom de ma conjointe, pour des questions de formalités. Je lui ai dit qu’il n’en était pas question, que ma fille n’avait pas de papa, que nous étions deux mamans. Qu’est-ce que ça ferait, d’écrire seulement parents? » demande Louise Harvey, plus déterminée que colérique.

L’école et ses vieux réflexes

C’est une des nombreuses raisons pour lesquelles elle accepte de donner bénévolement des ateliers pour la Coalition des familles homoparentales. Depuis sa fondation en 1998, ce regroupement œuvre à défaire les préjugés et les réflexes normatifs d’une société à forte majorité hétérosexuelle (en 2011, 99,2 % des couples québécois étaient hétéros). Sur invitation, des parents issus de couples de même sexe forment notamment de futurs profs et des professionnels de divers horizons, par exemple médical, appelés à croiser le chemin de familles homoparentales.

Photographie de Mona Greenbaum.
« Je remarque que, de plus en plus, le personnel n’a plus de réflexes homophobes, mais bien hétérosexistes. Par exemple, on tient pour acquis, dans les communications, que les jeunes vont venir au bal des finissants avec une personne du sexe opposé. »
 — Mona Greenbaum, directrice de la Coalition des familles homoparentales

« Hier, on a donné une formation dans une école, relate Mona Greenbaum, directrice de la Coalition. Je remarque que, de plus en plus, le personnel n’a plus de réflexes homophobes, mais bien hétérosexistes. Par exemple, on tient pour acquis, dans les communications, que les jeunes vont venir au bal des finissants avec une personne du sexe opposé. »

Chantal* en sait quelque chose. Elle se souvient du jour où sa fille Stéphanie, alors en 1re année, est rentrée en pleurant. « Elle avait gagné une casquette que sa professeure faisait tirer en classe. Celle-ci lui avait dit : “Toi, Stéphanie, t’as pas de papa qui pourrait la porter, alors on va la donner à quelqu’un d’autre.” Je suis allée jaser avec sa prof… Elle a compris, et elle s’est excusée. » C’est la seule fois où Chantal dit avoir été confrontée à ce genre de situation.

« Ce que les enseignants nous demandent surtout, ce sont des trucs pour gérer l’homophobie des jeunes entre eux », ajoute Mona Greenbaum. Selon une recension du Groupe de recherche et d’intervention sociale (GRIS) effectuée auprès de 1 000 élèves du secondaire à Montréal en 2003, 64 % des garçons et 40 % des filles avaient des attitudes homophobes. Dans ce contexte, les enfants issus de familles homoparentales peuvent avoir à faire face à des propos homophobes qui remettent en question la légitimité de leur famille.

« Des fois, je suis avec mes amis, et ils se mettent à parler de gais et de lesbiennes. J’ai toujours un petit malaise. Je ne dis rien, raconte Stéphanie, la fille de Chantal, aujourd’hui âgée de 14 ans. Pourtant, ils sont au courant que j’ai deux mères. C’est comme s’ils n’y pensaient pas vraiment… »

La question ne manque pas de tarauder Louise Harvey, qui fait pourtant confiance à la société québécoise moderne. « Je viens d’envoyer ma fille à l’école. C’est sûr que je m’inquiète un peu des blagues de gais qu’elle entendra d’ici quelques années. Comment va-t-elle réagir? Est-ce qu’elle va se dire : “Ah mon Dieu, ma mère est fif”? Est-ce que ça va lui faire mal? »

Une marginalisation répandue

Et il n’y a pas que les enfants qui inquiètent les familles homoparentales. En mai dernier, Mona Greenbaum est tombée en bas de sa chaise quand le Dr Gaétan Barrette, président de la Fédération des médecins spécialistes du Québec, a suggéré que l’accès au programme de procréation assistée soit limité aux couples dits « médicalement » infertiles, excluant ainsi les couples homosexuels. Il n’en fallait pas plus pour susciter le courroux de la Coalition. « En faisant de l’infertilité médicale la seule raison valable d’avoir accès au programme, je crains qu’on dévalorise les familles homoparentales et qu’on envoie le message qu’elles sont moins importantes, moins légitimes », s’inquiète Mona Greenbaum.

Les réflexes sont donc tenaces, malgré la reconnaissance juridique et le nombre croissant de couples homosexuels. Car les textes de loi ne garantissent pas tout. Même lors de litiges juridiques. En 2011, la Cour d’appel du Québec a rendu une décision qui a ébranlé les certitudes des parents (mères célibataires, couples infertiles ou couples lesbiens) qui ont eu recours à un donneur connu à travers le Canada. Dans une cause qui opposait le donneur et les grands-parents d’un enfant dont la mère monoparentale était décédée d’un cancer, le juge a déterminé que le donneur avait des droits parentaux sur l’enfant. Et qu’il était donc plus qu’un simple donneur de gamètes.

« Ce jugement est important parce qu’il nous rappelle que, malgré les réformes du droit, l’idée qu’une famille est constituée d’une mère et d’un père est profondément ancrée, souligne Robert Leckey. Les juges sont des humains, des humains influencés par leur histoire. Ils sont toujours sensibles à la relation entre le texte de loi et l’idée ambiante. Et dans ce cas, le postulat selon lequel chaque enfant doit avoir un père est tout de même très puissant. »

  • *La famille de Chantal a préféré taire son nom de famille.

Pour démythifier et mieux comprendre la cellule familiale homoparentale, ne manquez pas de lire l’article Maman, maman, mon géniteur et moi.