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Hors de l’école, la misère

De plus en plus de pays africains mettent l’accent sur la scolarisation des filles. Car les éduquer, c’est changer leur vie, mais aussi celle de leur famille, de leur village.

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De plus en plus de pays africains mettent l’accent sur la scolarisation des filles. Car les éduquer, c’est changer leur vie, mais aussi celle de leur famille, de leur village. Et c’est leur procurer un bouclier contre la misère.

Il fait encore nuit sur Saaba quand Nadège se lève. Elle s’extirpe du fond de sa natte déposée sur la terre battue. À côté de la sienne, celles de ses jeunes frère et sœur, Yves et Marthe. Les trois frissonnent un peu. Les nuits sont fraîches durant la saison sèche, et les écarts de température, impressionnants : 22 ou 23 degrés au cœur de la nuit, 36 ou 37 degrés l’après-midi.

Nadège, toute menue, va faire sa toilette au milieu de la cour où des poules circulent dans tous les sens et où trône une cuvette remplie d’une eau grise. Elle prend bien soin qu’aucune goutte ne lui échappe.Au Burkina Faso, l’eau est une denrée rare et précieuse, comme dans toute l’Afrique.

La famille Simporé a une maison avec des murs et un toit briquelés de terre cuite. Ce n’est pas le cas de toutes les familles du voisinage, dont la plupart habitent des huttes au toit tressé, sans eau courante ni électricité. Martial Simporé, le père de Nadège, a un emploi stable depuis 15 ans. Au volant d’une fourgonnette, il assure les navettes quotidiennes entre un grand hôtel de la capitale, Ouagadougou, et l’aéroport. Il travaille la nuit. Et rentre au petit matin, quand les enfants se préparent pour l’école.

Située à une dizaine de kilomètres de Ouagadougou, Saaba émerge lentement de l’obscurité, au chant des coqs. Nadège retourne dans la case pour s’habiller. Elle en ressort royale. Sa tenue est impeccable et elle a fixé ses tresses charbon avec des rubans multicolores. Elle saute sur le vélo que son père lui a acheté. Elle a cette chance. Plusieurs de ses compagnons et compagnes de classe devront franchir à pied les nombreux kilomètres (jusqu’à huit!) qui les séparent du lycée Élisa.

Le soleil est monté au-dessus de l’horizon. On entend des ânes qui braient. La fournaise du jour est allumée et ne s’éteindra qu’au soir venu, après avoir cuit tout ce qui vit : humains, animaux et plantes.Nadège s’est jointe aux nuées d’écoliers qui volent à pied ou en vélo dans des nuages de poussière soulevés par le passage des roues et des troupeaux de chèvres, et le souffle de l’harmattan qui vient du désert. Certains ont une grosse boîte de conserve pendue à leur cou, avec du riz ou des haricots au fond, leur repas de midi.

Arrivée au lycée Élisa, une école secondaire privée de Saaba. Le directeur, Michel Sawadogo, accueille ses ouailles les yeux rivés sur sa montre. À 7 h pile, les grilles du lycée seront fermées. Tant pis pour les retardataires. Nadège tremble à l’idée de rater une journée de classe.

Deux cent soixante-six élèves fréquentent le lycée Élisa, dont presque 50% de filles. Plus on avance dans les années d’études secondaires, moins elles sont nombreuses. Par exemple, en 4e année du secondaire, il y a encore 48 filles et 22 garçons.Mais en terminale (6e année du secondaire), la proportion s’inverse : 4 filles seulement et 16 garçons. «On encourage peu les filles à poursuivre leurs études, relate le directeur. Parce que l’école coûte cher et que les parents paieront d’abord pour les garçons. Et parce que les filles sont données en mariage et deviennent enceintes. »

L’utopie de l’éducation pour toutes

Au Burkina Faso, une fille sur deux ne met pas les pieds à l’école. «C’est une grande injustice pour les filles, qui sont aussi des citoyennes de ce pays! »
s’exclame Bernadin Bationo, responsable des questions d’éducation pour le Burkina à l’UNICEF. Fils de paysan, il doit lui-même à un tirage au sort la chance d’avoir pu aller à l’école. «Dans mon village de Reo, à 115 kilomètres de Ouagadougou, il y avait 16 places disponibles en première année et 100 enfants qui les voulaient. Dans un chapeau, j’ai tiré un OUI. » Ce chapeau a changé sa vie. « L’éducation, c’est la clé de tout. »

« L’école, ça change toute la vie, spécialement pour les filles », renchérit Wanda Bedard>, une Québécoise qui a dirigé la campagne de financement d’UNICEF Canada pour construire la première école à Sarfalao, dans la périphérie de Bobo-Dioulasso, deuxième ville du Burkina Faso. Depuis 2006, l’établissement accueille 800 élèves par année.

« De tous les investissements effectués dans les pays en développement, les programmes visant l’éducation des filles sont les plus efficaces, poursuit celle qui est aujourd’hui présidente de l’ONG 60 millions de filles (voir encadré). La scolarisation des filles a une influence directe sur le taux de mortalité infantile et les revenus familiaux. Elle diminue considérablement le premier et augmente les seconds.»

« Ne serait-ce que pour qu’elles puissent prendre soin d’elles-mêmes, la scolarisation des filles est importante », clame Marie-Claire Guigma, directrice de la promotion de l’éducation des filles au ministère burkinabé de l’Enseignement de base et de l’Alphabétisation. « L’école leur apprend les règles élémentaires d’hygiène : la propreté corporelle, vestimentaire, celle de l’eau et des aliments. » C’est toute leur famille, présente et future, qui bénéficiera de ces apprentissages. « Juste savoir lire une ordonnance ou composer un numéro de téléphone, c’est toute une amélioration! »

« Et puis les filles qui sont allées à l’école seront moins enclines à accepter le mari qu’on leur proposera et leur sort en général », poursuit Mme Guigma. Car leur sort est peu enviable au Burkina, particulièrement pour celles de l’ethnie peu le qui habitent la partie sahélienne, au nord. Excision et mutilations génitales y sont pratiquées à grande échelle. Dès l’âge de 7 ans, les filles sont données en mariage. L’épouse doit avoir ses premières règles chez son mari. « Et si son corps n’est pas prêt pour la pénétration, les Peuls ont une technique : avec une ceinture, ils contractent l’abdomen et la cage thoracique de la fillette pour forcer le passage du mari. »

Retour au lycée Élisa, à Saaba. C’est l’heure du dîner. Humains et animaux cherchent l’ombre. Pour une rare fois, Nadège a obtenu 150 francs CFA (30 cents CA) de son père pour s’acheter un sandwich à la cantine.

C’est Amsetou Poubere, la quarantaine pétulante, qui est responsable de la cantine. Elle a deux employées qui, pieds nus, récurent récipients, chaudrons, comptoir et glacière : Patricia, 14 ans, et Félicité, 12 ans. Elles sont originaires de Bobo-Dioulasso. Leurs parents ne réussissaient pas à les faire vivre. Elles ont donc été confiées à Amsetou, qui les héberge et les nourrit moyennant l’exécution de travaux domestiques chez elle et à la cantine. N’est-ce pas injuste pour Patricia et Félicité d’être privées d’école et contraintes au travail, au milieu des élèves du lycée? « C’est comme ça ici, répond Amsetou, un peu décontenancée par mon trouble. Et au moins, avec moi, elles peuvent dormir abritées et manger tous les jours. »

Quand je quitte le lycée Élisa, la fournaise du jour fait vibrer la lumière. Les classes ont repris pour l’après-midi. J’entends les réponses des élèves, scandées en chœur. Et, plus loin, à peine audible, le tintement des chaudrons que Patricia et Félicité sont en train de laver. Me reviennent en mémoire les mots de Jeanne Françoise Yogo, représentante régionale du ministère burkinabé de l’Enseignement de base et de l’Alphabétisation : « C’est l’école ou la misère. »

Quand la boule orangée plongera derrière la terre, Nadège enfourchera son vélo pour rentrer. Tandis que, sous le toit d’Amsetou, Patricia et Félicité balaieront le plancher, éplucheront les légumes et allumeront le feu de cuisson dans la nuit du Burkina.

Monique Durand s’est rendue au Burkina Faso avec le soutien de l’Agence canadienne de développement international(ACDI), d’UNICEF Canada et de 60 millions de filles.