Aller directement au contenu

Rester debout

Le mouvement des femmes a fait bouger Haïti comme nulle autre force de sa société civile.

Date de publication :

Auteur路e :

Le mouvement des femmes a fait bouger Haïti comme nulle autre force de sa société civile. Mais le séisme du 12 janvier l’a gravement ébranlé. Saura-t-il retrouver son élan?

Le mouvement des femmes en Haïti avait atteint une belle maturité, avec des leaders respectées, souvent visionnaires. Là encore, le tremblement de terre a laissé des cicatrices terribles. Destruction des locaux, saignée des effectifs, responsabilités décuplées avec moins de ressources. «On s’est ramassées bien vite, on n’avait pas le choix.On a plongé dans l’action. » Au bout du fil, la voix est fatiguée. « Il y avait tant à faire. Dans ma famille, pas une seule maison n’est restée debout. On s’est serré les coudes et on a porté assistance. Avec l’énergie du désespoir, sans doute. » Danièle Magloire, la jeune quarantaine, amis huit mois à retrouver un logement pour elle et les siens, après avoir campé tout ce temps dans la cour de Droits et Démocratie à Port-au- Prince, son lieu de travail. La sociologue est aussi militante de longue date à Kay Fanm (« la Maison des femmes »), qui fut partiellement détruite. REVIV, l’unique maison d’hébergement pour fillettes agressées sexuellement en Haïti (fondée par Kay Fanm en 2005), a été, elle, anéantie. La quinzaine de pensionnaires de 10 à 14 ans, toutes enceintes, ont eu la vie sauve. Miracle. Yolette Jeanty, coordonnatrice de Kay Fanm, les a relogées sous un abri, dans sa cour.

«Nous, nous étions vivantes, poursuit Danièle Magloire, c’était l’essentiel.Et on mesurait notre chance. Il y avait tant de femmes en détresse, blessées, avec des enfants affamés, laissées à elles-mêmes pendant des semaines. Il fallait les accompagner. Les féministes ont mis l’épaule à la roue dans tout le pays, s’occupant des sinistrées sur place ou accueillant les déplacées. Bénévolement, bien sûr.» Avec les moyens du bord, elles ont organisé l’évacuation de familles vers les campagnes, cherché les survivants dans les décombres, trouvé des abris de fortune, enterré leurs morts. Elles ont beaucoup tapé du pied avant que les responsables de l’aide humanitaire acceptent d’inclure des biberons et des serviettes hygiéniques dans les trousses offertes aux sinistrés. Et elles ont fait le décompte des dégâts dans leurs rangs… Sous de grandes bâches bleues, elles étaient en pleurs le 8 mars dernier, rue Pacot, dans la capitale. Six ou sept cents féministes venues rendre un hommage émouvant à celles qui avaient péri deux mois plus tôt, des plus illustres aux moins connues. À l’invitation de la Coordination nationale de plaidoyer pour les droits des femmes (CONAP), les militantes des villes comme celles des communes éloignées côtoyaient les ministres anciennes et actuelles, proches du mouvement des femmes, et leurs amies de la diaspora venues de la République dominicaine et du Québec. Marjorie Villefranche, directrice de la Maison d’Haïti, dans le quartier Saint- Michel à Montréal, y était. «On a déclamé la liste des femmes fauchées par le séisme, en s’attardant sur le legs immense de trois grandes disparues : Myriam Merlet, Anne-Marie Coriolan, Magalie Marcelin. C’étaient des amies, des femmes inspirantes; nous étions secouées. » La fille de Magalie Marcelin, âgée de 25 ans, s’est adressée à la foule : «Ma mère était une reine. Je veux marcher dans ses pas,nous devons toutes et tous marcher dans ses pas. » Un camp de solidarité a été installé sur le site Web d’OREGAND, à la mémoire des trois passionarias féministes.

Qui étaient-elles? Les figures de proue d’un mouvement qui, depuis deux décennies, lutte pour voir naître une Haïti plus démocratique, plus respectueuse des droits et de la valeur des femmes comme actrices du développement de leur pays. Elles ont donné naissance à de grandes organisations – dont la trilogie haïtienne SOFA, EnfoFanm et Kay Fanm -, déterminées à faire reculer la violence et la pauvreté endémiques qui entravent l’épanouissement des filles et des femmes. Avec leur style propre, toutes trois ont travaillé à structurer le mouvement, à asseoir sa crédibilité en construisant des réseaux nationaux et internationaux. Elles ont poussé pour qu’on documente la réalité intolérable des Haïtiennes, ont organisé des plaidoyers et favorisé des plateformes communes pour mener certains combats. Cela, en dépit de leurs divergences politiques.

Une suite à donner

Le mouvement des femmes a été puissant en Haïti. C’est entre autres lui qui a inspiré la création du ministère à la Condition féminine et aux Droits des femmes en 1994. Myriam Merlet en a d’ailleurs été une éminence grise,même une chef de cabinet.Un choix stratégique douloureux, car le machisme de l’appareil d’État, ce n’est pas de la tarte. Des réformes capitales ont eu lieu, notamment en matière d’agressions sexuelles (on poursuit désormais les agresseurs, qui encourent de lourdes peines) et de paternité responsable (pour protéger les enfants autrefois sans identité car sans père déclaré). Il y aurait beaucoup à dire sur les acquis récents du mouvement, sur ses alliances et ses divisions politiques. Là comme ailleurs, le mouvement des femmes est morcelé et complexe.

La respectée Adeline Chancy aura bientôt 80 ans. L’ancienne ministre à la Condition féminine, spécialiste des questions d’alphabétisation avant son exil sous la dictature de Duvalier, articule toujours sa pensée avec rigueur. De retour en 1986, elle a travaillé à rapprocher les féministes des espaces de décision pour qu’elles prennent la place qui leur revient. «Avec ma longue expérience, j’ai bien des raisons d’avoir confiance dans leur détermination et leur influence sur l’avenir de mon pays. Ce n’est pas un vœu, c’est une conviction. »

Selon elle, le mouvement paraît moins visible,mais se réorganise. Pas de doute que la décentralisation des services, prônée comme fondement de la reconstruction d’Haïti, doit être profitable aux femmes. Elle affirme que les pépinières de femmes leaders sont dans les zones rurales. « En Haïti, 60% de la population vit en campagne. Il existe quelques associations d’agricultrices et d’éleveuses de bétail, pas assez nombreuses, ni suffisamment connues et soutenues. Il faut les renforcer, les encourager à se multiplier, à constituer des réseaux susceptibles de gagner en force et en influence. Bien encadrées, ces femmes sauront démontrer mieux que quiconque ce dont la population a besoin. Tout avancement passe par des politiques publiques. C’est la clé. Beaucoup plus de femmes doivent se retrouver dans les lieux de pouvoir pour favoriser la mise en oeuvre de politiques structurantes. »

Quelques jours avant ma discussion avec Mme Chancy, Danièle Magloire m’avait expliqué que le mouvement des femmes resterait à distance des
élections présidentielles du 28 novembre. « Des élections précipitées et percluses de magouilles. Mais en 2011, pour les élections aux mairies des collectivités territoriales, nous allons appuyer des candidates sérieuses. » « Excellent choix stratégique, commente Adeline Chancy. Les plus jeunes disent qu’elles se sentent investies d’une mission et qu’elles veulent être à la hauteur des disparues. Myriam Merlet a patiemment formé une relève qui s’en inspire aujourd’hui. Nous avons des acquis.Nous avons créé des modèles qui laissent des traces durables, j’en vois les signes tous les jours. Nous allons retrouver le courage de continuer. Il reste tant à faire pour les femmes et pour Haïti. »