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Femmes journalistes en Russie — Écrire égale danger

Au pays de Poutine, c’est parfois au péril de sa vie qu’on est journaliste.

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Avec 56 professionnels de l’information tués sur son territoire depuis 1992, la Russie est considérée comme l’un des pires pays au monde au chapitre de la liberté de presse. Malgré les risques, de plus en plus de femmes y exercent le métier de journaliste. Mais à quel prix?

Photographie Elena Milashina
En plus de menaces téléphoniques régulières, Elena Milashina, journaliste d’enquête renommée, s’est fait attaquer en pleine rue l’année dernière, alors qu’elle rentrait chez elle avec une amie.

Assise à son bureau du célèbre hebdomadaire d’opposition Novaïa Gazeta à Moscou, Elena Milashina tape, les yeux rivés à son écran. Par terre, des journaux s’empilent. Son clavier, lui, disparaît presque sous les papiers. Dans son pays, Elena Milashina est une journaliste d’enquête renommée. Elle compte également parmi les derniers journalistes à couvrir les conflits dans le Caucase du Nord (voir encadré). De la guerre en Tchétchénie à la tragédie du sous-marin Koursk en 2000, au cours de laquelle 118 hommes d’équipage ont péri, en passant par la prise d’otages meurtrière (340 morts, dont deux tiers d’enfants) de l’école de Beslan par des séparatistes tchétchènes en 2004, la journaliste dans la trentaine a couvert certains des événements les plus controversés de la dernière décennie en Russie. « Si je vivais dans un autre pays, je serais sûrement détective, déclare-t-elle d’emblée. J’adore rassembler les faits et les preuves afin de trouver la vérité. C’est ce que j’aime du métier de journaliste, bien que dans mon pays, personne n’y prête attention. Il faut bien que quelqu’un le fasse. »

Quand la passion surpasse les risques

Corruption, trafic de drogue, violation des droits de la personne : Elena enquête sur des sujets délicats. Ses investigations lui ont attiré divers ennuis avec les autorités russes. Mis à part les menaces téléphoniques régulières, Elena s’est fait attaquer en pleine rue l’année dernière, alors qu’elle rentrait chez elle avec une amie. « Mes agresseurs venaient clairement du Caucase; ça se voyait à leur apparence. La police a arrêté deux personnes, malgré que je lui aie affirmé qu’il ne s’agissait pas de mes assaillants. Ces deux hommes sont innocents, et toujours emprisonnés. La police m’a menacée de m’accuser d’avoir organisé l’attaque si je ne corroborais pas sa version », raconte la journaliste, persuadée que l’agression est liée aux enquêtes qu’elle mène dans le Caucase du Nord, notamment sur les crimes dits d’honneur.

Femmes journalistes en Russie – Écrire égale danger
Sur une étagère en face du bureau d’Elena Milashina, on trouve le portrait de son ancienne collègue et mentore, Anna Politkovskaïa, l’une des cinq journalistes du Novaïa Gazeta qui ont été assassinés.

Sur une étagère en face de son bureau, le portrait de son ancienne collègue et mentore, la journaliste Anna Politkovskaïa, qui compte parmi les cinq journalistes assassinés de Novaïa Gazeta, lui rappelle les risques de son métier. En 2006, la journaliste s’est fait fusiller dans l’ascenseur de son immeuble alors qu’elle rentrait chez elle, à Moscou. Le meurtre apparemment lié à ses reportages sur la Tchétchénie n’a toujours pas été élucidé. En 2004, après la prise d’otages de l’école de Beslan en Ossétie du Nord, Elena a d’ailleurs pris une importante décision : « Je n’aurai pas d’enfants en Russie, car je sais que je ne pourrai pas les protéger dans ce pays. À Beslan, j’ai vu trop d’enfants se faire tuer par les forces de l’ordre. »

En zone trouble

À l’inverse d’Elena, Anna Nemtsova écrit pour le célèbre hebdomadaire américain Newsweek. C’est par pur hasard que cette ancienne ballerine a entamé sa carrière journalistique. « Mon mari, qui était journaliste pigiste pour l’Associated Press, avait été envoyé en Tchétchénie pour couvrir la guerre. J’avais décidé d’aller le voir pour Noël. Pour la première fois, j’ai vu la guerre, l’armée, les réfugiés. J’ai réalisé qu’on avait besoin de moi là-bas », raconte celle qui a alors été embauchée comme interprète.

Photographie d'Anna Nemtsova
« Mon mari, qui était journaliste pigiste pour l’Associated Press, avait été envoyé en Tchétchénie […]. Pour la première fois, j’ai vu la guerre, l’armée, les réfugiés. J’ai réalisé qu’on avait besoin de moi là-bas »
 — Anna Nemtsova, correspondante dans le Caucase du Nord pour le journal américain Newsweek

Comme plusieurs femmes journalistes, Anna couvre la région du Caucase du Nord. Si son statut de correspondante lui assure une certaine protection, contrairement à ses collègues qui travaillent pour des médias russes, elle n’est pas complètement à l’abri des dérives autoritaires du régime. En 2007, alors qu’elle enquêtait sur une histoire de corruption à Sotchi, le maire de la ville l’a menacée de l’exiler dans la république d’Abkhazie avec son fils et son mari si elle le dénonçait.

Les attaques fréquentes contre les journalistes et les défenseurs des droits de la personne font du Caucase du Nord la région la plus dangereuse de Russie pour les journalistes. Ceux qui s’y aventurent le font souvent au péril de leur vie. En 2009, l’activiste et journaliste Natalia Estemirova s’est fait assassiner d’une balle dans la tête à Grozny, en Tchétchénie. En juillet dernier, c’est le journaliste Akhmednabi Akhmednabiyev qui est tombé sous les balles de tueurs inconnus dans la province du Daguestan.

Taissa*, elle, a renoncé à sa carrière journalistique il y a quelques années. Pour cette jeune Tchétchène, la pression était devenue trop forte. « Je venais d’obtenir un poste auprès d’un média étranger lorsque j’ai reçu la visite de deux agents des services de renseignements russes. Ils m’ont “conseillé” de cesser mes activités, en évoquant ce qui pourrait arriver à ma famille si je continuais. J’ai décidé d’arrêter. C’est très fatigant moralement de se battre constamment contre le régime », raconte-t-elle.

Une profession qui se féminise

Malgré tout, les femmes sont de plus en plus nombreuses à choisir le métier de journaliste. Secrétaire de l’Union des journalistes de Russie et vice-présidente de la Fédération européenne des journalistes, Nadezda Azhgikhina se spécialise dans les questions de genre depuis plusieurs années. Selon elle, 90 % des étudiants en journalisme en Russie sont des femmes. Et dans les régions, les salles de rédaction des journaux sont presque exclusivement féminines. « La féminisation de la profession touche tout le pays. Dans les années 1990, avec la chute du régime communiste et la nouvelle liberté de presse, beaucoup de femmes ont ouvert leur propre journal. À l’époque, les salaires étaient en baisse et de nombreux journalistes travaillaient gratuitement. Beaucoup d’hommes ont quitté la profession pour des métiers plus lucratifs. »

Elle enchaîne : « Les femmes journalistes en Russie ne gagnent en moyenne que 70 % du salaire des hommes. Elles ont souvent besoin d’un horaire plus flexible à cause des enfants, par exemple. En contrepartie, elles acceptent un salaire moins élevé. Et elles sont les premières à se faire mettre à pied. »

Machisme incrusté

Nadezda précise que les traditions machistes persistent et que la majorité des patrons et des cadres des médias de la capitale sont toujours des hommes. « Ayant siégé à différents conseils d’administration, j’ai bien sûr déjà été victime de discrimination. J’étais souvent beaucoup plus jeune que mes collègues masculins, qui avaient tendance à croire que les femmes devaient leur être subordonnées. En Russie, la culture des clubs réservés aux hommes est très forte pour tout ce qui a trait aux décisions en entreprise, entre autres. » Selon elle, beaucoup de femmes entretiennent une relation amoureuse ou sexuelle avec leur patron dans l’espoir de gravir les échelons. « Plusieurs vont jusqu’à sexualiser leur demande d’emploi en envoyant des photos d’elles seins nus. »

Pour les journalistes qui travaillent pour des médias indépendants comme Elena, l’avenir de la profession est plus que jamais incertain, et les nouvelles réalités de la pratique journalistique, difficiles à accepter. « Les politiques du président Vladimir Poutine à l’égard des médias, comme le contrôle de la plupart des chaînes de télévision par l’État, restreignent de plus en plus la liberté de presse dans notre pays. Pour les journaux comme Novaïa Gazeta, les deux prochaines années seront extrêmement difficiles. Si mon journal ferme, je ne sais pas ce que je ferai. Je ne peux pas me résoudre à travailler pour une publication Web. Je suis une journaliste classique. Le rythme qu’impose Internet ne me convient pas. Je dois enquêter, et cela prend du temps », rapporte Elena.

Des enquêtes risquées pour lesquelles Elena et ses collègues continuent malgré tout de se battre au péril de leur vie, face à un régime arbitraire et à une communauté internationale impuissante.

  1. * Prénom fictif

Le Caucase du Nord est une région multiethnique située à l’extrême sud-ouest de la Russie dont la population s’élève à 9,86 millions d’habitants. Il regroupe sept républiques : le Daguestan, l’Ingouchie, la république de Kabardino-Balkarie, la république de Karatchaïévo-Tcherkessie, l’Ossétie du Nord, le kraï de Stavropol et la Tchétchénie. Le Caucase du Nord est l’une des régions les plus instables au pays. Il a récemment connu des conflits sanglants tels que les guerres de Tchétchénie (1994-1996 et 2000-2001). Les violences y sont principalement liées à la lutte des séparatistes islamistes contre les forces fédérales russes. Ces territoires sont vitaux pour Moscou puisqu’ils servent de transit pour le pétrole et le gaz d’Asie centrale.