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Polygamie et droits des femmes

Un jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique qui pourrait décriminaliser la polygamie au Canada sera rendu cet automne.

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Un jugement de la Cour suprême de la Colombie-Britannique qui pourrait décriminaliser la polygamie au Canada sera rendu cet automne. La Gazette des femmes s’est entretenue avec la chercheuse Yolande Geadah afin de bien saisir les répercussions de cette épineuse décision.

Il serait facile de balayer du revers de la main une réalité qui semble à mille lieues des préoccupations d’une société dite moderne, fondée sur le principe de l’égalité des sexes. Mais comment nier qu’à l’autre bout du pays, des femmes et des jeunes filles, souvent mineures, sont « assignées » et mariées à des hommes ayant parfois l’âge de leur père ou de leur grand-père? Sans compter qu’elles devront se consacrer à la procréation de nombreux enfants pour remplir leur devoir sacré.Ont-elles leur mot à dire? Peu ou pas du tout. Ni sur l’homme qui les choisit ni sur les autres épouses à venir, dont certaines deviendront même des colocs! Parce que la polygamie touche directement aux droits de toutes les femmes, peu importe leur confession religieuse, le Conseil du statut de la femme a voulu analyser les enjeux liés à la décriminalisation de cette pratique au Canada et faire entendre sa voix. Entretien avec Yolande Geadah, chercheuse indépendante mandatée par le Conseil pour analyser cette question.

Gazette des femmes :Qu’est-ce que la polygamie?

Yolande Geadah: C’est le mariage d’une personne avec plusieurs conjoints, généralement un homme avec plusieurs femmes. Il s’agit d’une pratique très ancienne, autorisée dans la plupart des pays africains ou musulmans, mais interdite dans les pays occidentaux. Les conditions de vie des familles polygames sont variables, selon qu’elles vivent en Afrique, en Europe, au Canada ou ailleurs. En Afrique par exemple, selon la tradition, chaque épouse habite séparément avec ses enfants, et le mari partage son temps entre les ménages. Mais avec l’urbanisation croissante et des conditions financières difficiles, la cohabitation entre les coépouses est parfois inévitable. En théorie, l’homme doit pourvoir aux besoins de ses épouses et de leurs enfants, mais en pratique, les femmes doivent souvent se débrouiller seules. Les cas de polygamie observés dans les pays occidentaux depuis quelques années sont surtout issus de pays africains.

Ce mode de vie est-il le propre d’une seule religion?

Pas du tout. On associe spontanément la polygamie à l’islam. En réalité, elle existait dans des cultures fort différentes, y compris chez les Juifs et dans l’Europe chrétienne. Aujourd’hui, elle est pratiquée par les mormons fondamentalistes, qui se prévalent du christianisme et de l’Ancien Testament. Pour les adeptes de cette Église fondée aux États-Unis à la fin du 19e siècle, dont une partie des fidèles est établie dans l’ouest du Canada, la polygamie relève d’une obligation religieuse qui permet aux hommes d’accéder au royaume céleste. Tandis que dans l’islam, apparu en Arabie au 7e siècle, il s’agit d’une permission accordée aux hommes, justifiée par un contexte où les veuves de guerre étaient nombreuses et n’avaient aucun moyen de subsistance autonome.L’islam a instauré des règles entourant la pratique de la polygamie qui limitent à quatre le nombre d’épouses qu’un homme peut avoir, à condition qu’il subvienne à leurs besoins et qu’il les traite de manière équitable. L’islam pose une limite et des conditions à la polygamie, alors que le fondamentalisme mormon n’en établit aucune.

Quelles sont les assises de cette pratique conjugale?

La polygamie est une pratique traditionnelle née d’un contexte patriarcal, qui accorde aux hommes autorité sur les femmes. Cette pratique institutionnalise les inégalités entre les sexes et pose de nombreux défis. Deux pièges sont à éviter : banaliser cette pratique et démoniser ceux qui l’adoptent. Il s’agit de comprendre d’où vient cette coutume et de réfléchir à la manière d’y faire face, dans un contexte de modernité.

Comment aborder la situation sous l’angle des droits des femmes?

La pratique de la polygamie en Occident soulève de nombreuses questions demeurées sans réponses. Comment faire face à cette réalité, dans un contexte d’immigration, quand la polygamie est interdite dans le pays d’accueil, alors qu’elle est légale dans le pays d’origine? La polygamie est-elle compatible avec le principe de l’égalité des sexes, notamment avec l’égalité des droits et des obligations dans le couple, tel qu’il est reconnu dans le droit civil canadien? Devons-nous accepter sa pratique dans des cas
d’exception seulement? Quel statut accorder à une deuxième, une troisième ou une quatrième épouse? Et comment s’assurer que ces femmes disposent des mêmes droits que toutes les autres? Ce n’est pas évident du tout. La polygamie est incompatible avec un système fondé sur l’égalité des droits, indépendamment du sexe ou de la religion.

Sur quels arguments s’appuient ses pratiquants?

En partie sur les libertés individuelles, sur la liberté de religion et sur la diversité culturelle. Les mormons contestent la loi qui interdit la polygamie en affirmant qu’elle brime leur liberté religieuse. C’est précisément ce qui est à l’étude : déterminer si la loi canadienne qui interdit la polygamie est compatible ou non avec la Charte canadienne des droits et libertés qui protège la liberté de religion. Dans sa décision, la Cour suprême de la Colombie-Britannique devra définir jusqu’où va cette liberté de religion. À mon avis, on ne peut trancher la question du statut de la polygamie en la considérant sous l’angle des libertés individuelles ou de la liberté de religion. Cette question doit être évaluée sous la lunette des droits humains et des répercussions sociales de cette pratique sur les femmes et les enfants.

Parlez-nous de ces répercussions sociales…

Elles sont nombreuses. Citons les conflits que suscite la polygamie entre les coépouses, l’atteinte à la dignité des femmes, la pauvreté qu’elle entraîne, car un homme peut rarement subvenir aux besoins de ménages multiples incluant une nombreuse progéniture. Et ce, sans compter que les enfants des familles polygames sont plus susceptibles de manquer de soins et de surveillance et que les risques de violence physique ou sexuelle à leur égard augmentent. Les faits démontrent que la polygamie est une pratique préjudiciable aux femmes, aux enfants et aux jeunes hommes également. Par exemple, dans une société polygame, il n’y a pas assez de femmes pour permettre aux hommes d’en épouser plus d’une. Même si la polygamie demeure une pratique minoritaire, elle exerce une forte pression sur les jeunes filles pour les pousser à se marier de plus en plus tôt, afin de répondre à la demande.

Et puis un écart d’âge important sépare le mari de ses épouses. Comme ce sont les hommes influents et riches qui pratiquent davantage la polygamie, cela laisse une proportion de jeunes gens sans possibilité de trouver une épouse. Chez les mormons, un homme peut avoir 20 épouses ou plus. Cela contribue aussi à la traite des femmes, à des fins de mariage polygame.

Pourquoi les jeunes filles acceptent-elles ce genre d’union?

C’est d’abord une question d’éducation religieuse et de croyances populaires. On leur enseigne que c’est leur destinée et qu’elles n’ont pas le choix. En Afrique comme dans les pays musulmans,mais également chez les mormons, les femmes ne peuvent refuser un mari polygame ni empêcher leur mari de prendre une deuxième épouse. Dans la grande majorité des cas, c’est donc une absence de choix.

Quelle est la tendance internationale?

Voilà plus d’un siècle que la polygamie est partout objet de controverse. Dans plusieurs pays africains et musulmans, des groupes de femmes et de défense des droits humains revendiquent l’abolition de cette pratique, en raison de l’ampleur des préjudices causés aux femmes et aux enfants. Il faut voir là un indicateur important des conséquences sociales négatives associées à la polygamie. Certains gouvernements ont tenté d’introduire des réformes pour freiner cette pratique, mais peu ont réussi.Ces tentatives se
heurtent à l’opposition féroce des conservateurs, qui luttent pour le maintien de traditions patriarcales, afin de préserver les privilèges des hommes. Quelques réformes timides ont tout de même été introduites avec succès. En Égypte, certaines lois rendent la pratique de la polygamie plus difficile. Par exemple, une nouvelle loi permet aux femmes de demander et d’obtenir le divorce pour préjudice causé par le remariage de leur mari.

Dans votre rapport de recherche, vous recommandez que l’on déploie aussi des efforts pour éduquer les populations concernées.

Effectivement, bien qu’il soit nécessaire d’interdire une pratique qui porte préjudice aux femmes et aux enfants, une loi ne suffit pas à elle seule. Il importe d’éduquer et de sensibiliser les membres des communautés pour qui cette pratique fait partie des traditions. Il s’agit de déconstruire les croyances religieuses ou culturelles qui soutiennent la polygamie, et de démontrer les torts qu’elle cause aux femmes et aux enfants. Il faut aussi informer et soutenir les femmes issues des communautés concernées, pour leur permettre d’exercer leur droit de refuser cette pratique interdite par la loi canadienne. Enfin, il est important de faire valoir qu’il est possible de renoncer à la pratique de la polygamie sans pour autant renoncer à ses valeurs religieuses. Le cas des mormons non fondamentalistes, qui ont renoncé officiellement à la pratique de la polygamie depuis plus d’un siècle, en est un bel exemple. Tant que la loi n’est pas appliquée, ça laisse la porte ouverte à la propagation de cette pratique et des préjudices qu’elle entraîne.

Les tenants de la décriminalisation de la polygamie soutiennent que c’est la clandestinité qui cause le plus de préjudices aux familles polygames. Qu’en
pensez-vous?

Les préjudices liés à la polygamie ne sont pas uniquement causés par la clandestinité. Il est faux de croire qu’on résoudra les problèmes en décriminalisant cette pratique. À preuve, dans tous les pays où la polygamie est légalement admise, les torts existent bel et bien et sont énormes. C’est pourquoi il faut évaluer la polygamie à l’aune des droits des femmes et des enfants, et non sur la base du consentement de l’épouse. Le consentement, tout comme la légalité de cette pratique, n’élimine en rien les dommages causés. Il importe donc de faire respecter la loi interdisant la polygamie, car cette pratique porte atteinte à la dignité des femmes et à leurs droits.

En complément d’info

L’avis La polygamie à l’a une des droits des femmes au XXIe siècle, qui comprend notamment les recommandations formulées par le Conseil du statut de la femme sur la question, est disponible sur le site du Conseil du statut de la femme