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Une doyenne de la relève

Rencontre avec Eugénie Brouillet, choisie femme d’influence de la relève par Pauline Marois.

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En mars dernier, Eugénie Brouillet apprenait une surprenante nouvelle : la première ministre, Pauline Marois, l’avait choisie comme femme d’influence de la relève dans un dossier de La Presse. Rencontre avec cette dynamique juriste spécialiste du fédéralisme qui, à 39 ans, est devenue doyenne de la Faculté de droit de l’Université Laval. Rien que ça!

« Je ne me vois tellement pas comme un modèle! » lance d’emblée Eugénie Brouillet au téléphone, gênée, lorsque nous la contactons pour lui proposer de faire l’objet d’un article. Et pourtant.

En mars dernier, nulle autre que Pauline Marois, première ministre du Québec, elle-même élue femme d’influence dans La Presse, choisissait la juriste comme femme ayant le potentiel de devenir une femme d’influence au Québec. « J’ai été très surprise qu’elle ait pensé à moi, avoue la principale intéressée. Nous nous sommes déjà rencontrées lors de conférences que j’ai données, mais nous ne nous connaissons pas personnellement. »

Disons que son C.V. explique bien des choses : Eugénie Brouillet a gravi de hautes marches, et rapidement. Détentrice d’un doctorat en droit constitutionnel*, elle a commencé à enseigner cette matière à l’Université Laval dès qu’elle en a quitté les bancs d’école, à 28 ans. Neuf ans plus tard, elle devenait vice-doyenne de la Faculté de droit, forte d’une expérience de directrice de programme. Puis, à 39 ans, soit en juillet 2012, elle était élue doyenne, une fonction habituellement attribuée à des hommes au bagage professionnel considérable — à preuve, en 160 ans d’existence, la Faculté de droit de l’Université Laval n’avait eu qu’une femme doyenne.

Études, boulot, marmots

Ce riche itinéraire a été émaillé de publications écrites avec des spécialistes réputés et de maintes conférences sur le fédéralisme données aux quatre coins du monde, qui lui ont attiré une reconnaissance internationale. Pas de quoi négliger pour autant sa vie personnelle. Avec son avocat de mari qu’elle a connu au bac, Eugénie Brouillet a eu deux garçons et une fille, aujourd’hui âgés de 8, 10 et 13 ans.

Photographie d'Eugénie Brouillet.

« Je suis tombée enceinte du premier pendant que je rédigeais ma thèse de doctorat », raconte-t-elle dans un restaurant de Sainte-Foy, après avoir réfréné sa modestie et s’être laissé convaincre que son parcours et sa détermination valaient bien un texte. « Mon directeur de thèse ne me l’a avoué que plus tard, mais il doutait que j’allais la terminer… Apparemment, beaucoup d’étudiantes de 3e cycle abandonnent quand elles tombent enceintes. »

Ce qui leur a permis de garder la tête hors de l’eau, son mari et elle : l’aide précieuse des parents d’Eugénie. « J’ai de la chance : ils sont en forme, disponibles et, surtout, désireux de s’investir auprès de leurs petits-enfants. C’est très précieux. Leur soutien a sûrement fait en sorte qu’après deux enfants, on ne se sentait pas débordés, et qu’on a décidé d’en avoir un troisième. »

La doyenne gère bien la conciliation travail-famille, malgré un horaire bousculé par les conférences, les voyages et les nombreuses fonctions de représentation de la faculté qu’elle doit assurer. Chez elle, tout le monde y met du sien. « Il faut être organisés. La conciliation travail-famille, c’est un travail d’équipe. Bien sûr, ça aide que mes enfants soient plus âgés, car ils ont une certaine autonomie. Je ne sais pas si j’aurais accepté ce poste s’ils avaient été plus jeunes… » s’interroge-t-elle.

« Ce n’était pas dans mes plans à court terme de devenir doyenne. Je m’étais dit que j’envisagerais la chose plus tard », enchaîne-t-elle avant d’avouer qu’elle n’aurait jamais posé sa candidature sans la forte poussée dans le dos que lui a donnée son entourage à l’université. « Je me trouvais trop jeune, je considérais que je n’avais pas assez d’expérience. Pourtant, j’avais fait mes classes comme vice-doyenne. »

Le doute est l’ennemi du bien

Même si elle déteste généraliser à propos des hommes et des femmes, elle concède que ces dernières ont tendance à douter d’elles-mêmes — elle en est la preuve. « On est compétentes, mais on se trouve rarement tout à fait assez compétentes. Cette forme de perfectionnisme peut entre autres expliquer pourquoi il y a peu de femmes dans les postes de responsabilités. Je crois cependant que le doute est constructif, tant qu’il ne nous freine pas. Il faut être lucide sur nos capacités à exercer une tâche. Et accepter que l’erreur est permise, une fois qu’on a le poste. »

Eugénie Brouillet a donc fait preuve de souplesse en révisant son plan de match initial. « Quand une occasion se présente, on a toujours le choix de monter dans le train ou de le laisser passer. Je suis montée dans tous les trains, et de fil en aiguille, je me suis retrouvée doyenne. Les femmes, on a tendance à beaucoup planifier et à attendre le “bon moment”. Mais il n’y en a pas, de moment parfait. »

À la barre, droit devant

Ainsi, celle qui vient tout juste de mettre le pied dans la quarantaine est aujourd’hui — et pour encore trois ans — à la barre de la deuxième plus importante faculté de droit au Québec, qui compte 52 profs, une soixantaine de chargés de cours et 1 400 étudiants.

Un beau navire à diriger, dit la doyenne, même si cette fonction constitue le plus grand défi qu’elle ait eu à relever. « Il y a énormément de décisions à prendre, entre autres sur les partenaires à approcher pour du financement, sur les domaines dans lesquels ouvrir des postes de professeur, etc. Il faut trouver un équilibre entre la consultation et la prise de décisions. L’unanimité est impossible… »

Concilier ses nombreuses tâches constitue aussi un exercice de haute voltige, car elle donne un cours par an et continue de faire avancer ses travaux de recherche. À travers tout ça, elle poursuit ses conférences, qu’elle tient à prononcer devant des publics de non-experts quand elle en a l’occasion. « Ça fait partie du rôle des profs de rendre notre expertise accessible à tous. Si ce qu’on produit comme recherches ne sert qu’à nous alimenter entre nous, une partie de notre mission est perdue », affirme-t-elle en terminant son deuxième expresso.

Lorsqu’elle dépose sa tasse, une lueur de fierté brille soudain dans ses yeux vifs, sans doute alimentée par l’exercice du bilan. On a l’impression que le mot modèle lui fera moins peur, désormais…

  1. * Le droit constitutionnel comprend les règles et les principes qui régissent les organes les plus importants de l’État, c’est-à-dire ceux qui adoptent les lois (l’Assemblée nationale du Québec, la Chambre des communes, le Sénat et les gouvernements québécois et fédéral), et les règles qui gouvernent les rapports entre ces institutions et les autres institutions de l’État, comme les tribunaux judiciaires. Il comprend également les règles et les principes qui régissent les relations entre l’État et les personnes (par exemple, celles qui énoncent les droits fondamentaux de ces dernières). Eugénie Brouillet aime la « porosité » du droit constitutionnel car, dit-elle, il « touche à plusieurs disciplines (sciences politiques, histoire, sociologie…) ».

Source de la définition : Henri Brun, Guy Tremblay et Eugénie Brouillet, Droit constitutionnel, 5e éd., Éditions Yvon Blais, 2008.

Sur les 17 doyens de l’Université Laval, il n’y a que 3 femmes. Eugénie Brouillet est la plus jeune, tous sexes confondus.