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La liberté sur deux roues

En pédalant, nous nous sommes émancipées. Quand vélo rime avec féminisme.

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« La bicyclette a fait plus pour l’émancipation de la femme que n’importe quelle autre chose au monde », écrivait la suffragette féministe Susan B. Anthony en 1897. En enfourchant un vélo, les femmes ont gagné leur indépendance tout en se libérant de leur corset et de leurs jupons. Petite histoire d’un affranchissement.

Illustration du costume bloomer
Le bloomer, un pantalon bouffant serré aux chevilles qui permettait aux femmes de pédaler avec plus de liberté, fait son apparition au milieu du 19e siècle.

Au milieu du 19e siècle, la suffragette américaine Amelia Bloomer ne prêche pas que pour le droit de vote. Elle prône aussi une réforme du code vestimentaire féminin contraignant de l’époque. Un jour, sa collègue militante Libby Miller lui rend visite en vélo vêtue d’un pantalon bouffant resserré aux chevilles. Ce vêtement est popularisé sous le nom de bloomer, malgré la détermination d’Amelia Bloomer à faire connaître sa véritable inventrice.

« La bicyclette a été centrale dans l’évolution du code vestimentaire féminin », affirme l’historien du sport Gilles Janson. Avant l’apparition de la bicyclette moderne, les femmes étaient prisonnières de corsets étouffants et d’encombrantes crinolines. Ancêtre du pantalon, le bloomer leur permet de pédaler avec plus de liberté.

« Le vélo est sans doute le sport qui a le plus contribué à l’émancipation des femmes », poursuit l’historien du sport. À vélo, les femmes s’affranchissent de l’autorité de leur père ou de leur mari. « C’est un des premiers moyens de transport individuels. Il permet aux femmes de s’éloigner de la maison à leur guise, sans chaperon. »

Photographie de Gilles Janson
« Le vélo est sans doute le sport qui a le plus contribué à l’émancipation des femmes »
 — Gilles Janson, historien du sport.

Dès l’apparition de la bicyclette au milieu du 19e siècle, les femmes en raffolent. À l’époque, seules les bourgeoises peuvent s’en payer une. Elles portent fièrement le bloomer, dont la popularité se répand comme une traînée de poudre au Canada et aux États-Unis. Pendant que les magazines féminins saluent son élégance et son côté pratique, les curés se méfient. « On trouvait indécent que les femmes s’exposent ainsi, note Gilles Janson. Aux yeux de certains, une femme en bloomer n’était pas bien différente d’un homme. »

Incitation à la débauche

La pratique du vélo défie la morale victorienne, qui résume la femme à trois qualificatifs : ménagère, mère et épouse. La bicyclette convient peu à celle qu’on croit alors « née pour la douceur, la tendresse, et la docilité », dixit une encyclopédie médicale du début du 20e siècle.

La bicyclette sème particulièrement le doute parce qu’elle se place entre les jambes. « La cyclomanie, en dehors de ses périls ordinaires, amène des effervescences, des surexcitations lubriques et des accès de folie sensuelle », s’inquiète-t-on dans un journal médical français de la fin du 19e

 siècle. À l’époque, l’hystérie et la nymphomanie sont des maladies diagnostiquées, dont la bicyclette pourrait être l’une des causes. « Aussi faudra-t-il prescrire avec prudence l’usage du cyclisme chez les jeunes filles de 12 à 13 ans, au moment où la puberté s’établit », recommande un médecin dans ce même journal.

La popularité du vélo et des autres sports chez les femmes contribue néanmoins à changer les mentalités dans le monde médical. « L’idéal de la femme douce, voire anémique, est ébranlé. On commence à penser que des femmes en bonne forme physique donneront naissance à des enfants en meilleure santé et assureront mieux la perpétuation de la nation », explique Gilles Janson.

Photographie de Louise Armaindo
Louise Armaindo, Québécoise originaire de Saint-Clet, une des rares femmes à participer, et à se démarquer, dans les épreuves internationales de grand-bi, vers 1882.

Briser les tabous

Si l’on admet que les femmes doivent bouger pour rester en santé, elles ne doivent pas pour autant se donner en spectacle. « On voulait bien que les femmes fassent du sport, mais pas en public. Le sport professionnel devait rester l’affaire des hommes », précise l’historien du sport. Le fondateur des Jeux olympiques modernes, Pierre de Coubertin (1863-1937), s’est d’ailleurs opposé jusqu’à la fin de ses jours à la participation des femmes au sport professionnel. Les femmes devaient rester celles qui couronnent les vainqueurs.

Quelques fortes têtes bravent cependant l’opinion publique. Dès 1882, Louise Armaindo prend part aux épreuves internationales de grand-bi (vélocipède à la grande roue avant), pourtant rarissimes à l’époque. Concourir contre des hommes n’effraie pas cette Québécoise originaire de Saint-Clet, près de Montréal. Elle aurait

même battu Fred Rollinson, un coureur américain de renom, en trois courses de 32 km. Elle s’est par la suite arrogé le titre de championne cycliste du monde dans le but de négocier de meilleurs contrats avec ses gérants. « C’était un peu un spectacle, raconte Gilles Janson. On se servait d’elle pour attirer les foules ». Louise Armaindo est à la fois admirée et décriée, car « c’était mal vu par les bourgeois qu’une femme de la classe ouvrière fasse de la compétition pour gagner sa vie ».

Photographie de Tessie Reynolds
En 1893, scandale dans les médias! Tessie Reynolds, 16 ans, fait le trajet Londres-Brighton aller-retour en bloomer sur une bicyclette d’homme.

En 1893, Tessie Reynolds, 16 ans, fait le trajet Londres-Brighton aller-retour (un total de 176 km), en bloomer sur une bicyclette d’homme. L’affaire fait scandale dans les médias. Le débat se polarise au point que, en 1897, les étudiants de l’Université de Cambridge utilisent l’effigie d’une femme à vélo pour manifester contre l’admission des femmes à l’université.

La petite victoire de Wadjda

Avec la bicyclette, les femmes gagnent une liberté tangible, celle de se déplacer où elles veulent, quand elles le veulent et avec qui elles le veulent. Cette liberté, la militante cycliste Claire Morissette souhaitait la partager avec les femmes des pays en développement. En 1999, elle a fondé l’organisme Cyclo Nord-Sud, qui recycle des vélos du Nord pour les envoyer dans le Sud. « Les femmes sont les premières victimes de la pauvreté. Dans de nombreux pays, elles sont chargées de transporter l’eau et le charbon. Le vélo leur permet d’accomplir ces tâches plus rapidement, ce qui libère du temps pour qu’elles puissent aller à l’école », explique Lucie Poulin, coordonnatrice des communications chez Cyclo Nord-Sud.

Au Ghana, les vélos de Cyclo Nord-Sud favorisent l’entrepreneuriat féminin en facilitant le transport des aliments de la ferme jusqu’au marché. « Le vélo est un formidable outil de développement international », résume Lucie Poulin.

Photographie de Lucie Poulin.
« Le vélo est un formidable outil de développement international »
 — Lucie Poulin, coordonnatrice des communications chez Cyclo Nord-Sud.

Mais dans certains pays, le vélo féminin reste à peine toléré, voire interdit. En Arabie saoudite, la bicyclette était réservée aux hommes jusqu’en avril dernier. Dans Wadjda, le premier film produit et tourné dans ce pays, une fille de 12 ans participe à un concours de récitation des sourates du Coran pour pouvoir s’acheter un vélo et pédaler aux côtés des garçons de son âge. La jeune héroïne de la réalisatrice Haifaa al-Mansour vient de remporter une petite victoire. Les Saoudiennes sont maintenant autorisées à pédaler. Mais attention! Le vélo ne doit pas leur servir de moyen de transport. Elles ne peuvent l’utiliser que comme loisir, tant qu’elles sont entièrement voilées et accompagnées d’un homme de leur famille.

Peu importe la contrée, et malgré les entraves qui perdurent, la bicyclette reste un irrésistible appel à la liberté.

Un site intéressant pour celles qui ont le vélo tatoué au cœur (en anglais) : http://cyclofemme.com/