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Enceinte, moi?

On a entendu l’histoire maintes fois : une femme a accouché alors qu’elle ignorait qu’elle était enceinte.

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On a entendu l’histoire maintes fois : une femme a accouché alors qu’elle ignorait qu’elle était enceinte. Souffrante ou négligente? La frontière entre les deux peut être mince… Lumière sur le déni de grossesse, un mystère à élucider.

Durant la nuit du , Marie-Ève Bastille, 23 ans, accouche seule et en silence dans sa baignoire, pendant que sa compagne dort dans une autre pièce. Deux jours plus tard, son bébé est retrouvé sans vie dans une benne à déchets du quartier Limoilou, à Québec. Selon le pathologiste qui a témoigné en cour, le poupon était vivant à la naissance et portait les marques d’un traumatisme crânien.

Accusée de meurtre au deuxième degré, Marie-Ève Bastille a plaidé coupable à une accusation beaucoup moins grave: homicide involontaire dû à la négligence. Lorsqu’il a rendu sa sentence, l’automne dernier, le juge Claude Gagnon a expliqué que le déni de grossesse, dont l’accusée aurait souffert, faisait partie des circonstances atténuantes.

Ce trouble est mal connu, surtout de ce côté-ci de l’Atlantique. La Dre Marie- Josée Poulin, psychiatre à l’Institut universitaire en santé mentale de Québec, figure parmi les rares spécialistes de la question. « Depuis des centaines d’années, on connaît ce syndrome, qui se définit par le fait d’être enceinte sans le savoir », dit-elle. Les cas extrêmes ressemblent à un épisode de la série documentaire I Didn’t Know I Was Pregnant, diffusée à la télé américaine : une femme se présente à l’urgence avec de violentes douleurs abdominales dont elle ignore la cause. Le personnel médical découvre qu’elle est sur le point d’accoucher.

Comme les études sur ce phénomène ne sont pas légion, il est ardu de le quantifier. D’après une recherche menée en Allemagne et publiée dans le British Medical Journal, le déni jusqu’à l’accouchement se produirait 1 fois sur 2 455. En France, on estime plutôt que ce syndrome toucherait entre 1 et 3 femmes enceintes sur 1 000.

Un trouble psychologique étrange, difficile à comprendre. La journaliste française Gaëlle Guernalec-Levy, qui a mené une enquête sur le sujet, établit un parallèle entre le déni de grossesse et la grossesse nerveuse. « Dans un cas, le corps attend un bébé, mais pas la tête, explique-t-elle. Dans l’autre, la tête est enceinte, mais pas le corps. »

Pour la Dre Poulin, ce syndrome témoigne de la force de l’inconscient. « C’est comme si la conscience n’avait plus accès à une partie du corps. Les changements physiologiques de la grossesse ne sont pas ressentis, les mouvements du bébé non plus. »Ce mécanisme est si puissant que, dans certains cas, le cerveau incite les muscles de l’abdomen à se contracter, ce qui rend la grossesse moins apparente. La femme peut ainsi mieux se leurrer, et son entourage tombe aussi dans le panneau.

« Le déni se produit chez des femmes pour qui l’idée d’une grossesse est insupportable, explique la Dre Poulin. Comme si le fait d’être enceinte représentait une menace extrême. » Pourquoi? Chaque histoire est différente. Pour certaines, la grossesse suit une relation sexuelle hors mariage, jugée inacceptable. Pour d’autres, elle est la conséquence d’une première relation sexuelle pas tout à fait consentante. Ou d’un adultère. Parfois, l’enfant qui arrive est tout simplement de trop.

État de choc

La plupart des dénis de grossesse sont découverts entre la 18e et la 24e semaine de gestation. La patiente consulte pour des problèmes digestifs, de la fatigue ou des douleurs aux seins.Lorsqu’elle apprend qu’elle porte un enfant, c’est le choc. Se pose alors l’inévitable question : comment expliquer qu’elle ne se soit rendu compte de rien? La plupart du temps, la grossesse finit par être acceptée.

Tout de même, une certaine gêne, teintée de culpabilité, subsiste. Le bébé n’a pas reçu de soins prénataux. La grossesse n’a pas été vécue. D’ailleurs, les témoignages sont quasi inexistants. Sur le Web, on trouve plus de chercheurs en quête de cas que de mères prêtes à se confier. Et si elles le font, c’est sous le couvert de l’anonymat. « J’avais déjà trois enfants et je n’ai jamais senti le bébé bouger, raconte l’une d’elles dans un forum de discussion. J’ai beaucoup pleuré et j’ai mis du temps à accepter ma grossesse. »Une autre rapporte que jusqu’à l’âge de deux ans, sa fille l’a complètement rejetée, n’acceptant d’être nourrie que par son père. « C’est peut-être à cause de mon déni de grossesse? »se demande-t-elle.

Les dénis totaux — qui se poursuivent jusqu’à l’accouchement — sont encore plus bouleversants, surtout lorsqu’ils impliquent des adolescentes. « Je vois un ou deux cas de ce genre par année », affirme le Dr François Beaudoin, obstétricien à l’hôpital Sainte-Justine. Des jeunes de 16 ou 17 ans qui se présentent à l’urgence avec leurs parents pour des crampes que ceux-ci attribuent à une gastroentérite. « Je dois souvent annoncer la nouvelle aux parents, relate le médecin. En quelques minutes, ils apprennent que leur fille est active sexuellement, qu’elle est enceinte, qu’elle est en train d’accoucher et… qu’ils seront bientôt grands-parents. » Certains tombent des nues. D’autres finissent par admettre qu’ils se doutaient de quelque chose.

Selon la psychiatre Marie-Josée Poulin, non seulement la femme enceinte est impliquée dans le déni total, mais son entourage également. Certains parents remarquent que leur fille prend du poids, mais se contentent d’explications approximatives. « Le déni fait partie de certaines cultures familiales », précise-t-elle. Les parents de Marie-Ève Bastille se posaient des questions et lui avaient même demandé si elle était enceinte. Elle avait répondu par la négative. Que pouvaient-ils faire de plus? Leur fille était majeure et ne vivait plus sous le toit familial.

Mais comment le conjoint peut-il passer à côté? Selon une étude française menée auprès de 2 550 femmes et publiée en , la moitié de celles qui souffraient de ce syndrome avaient déjà été enceintes. Le jeune âge ou l’ignorance du conjoint ne peuvent donc pas être mis en cause. Certains sont trompés par la très légère prise de poids de la mère. D’autres n’envisagent pas cette possibilité car leur conjointe prenait des contraceptifs ou se croyait infertile.

Plusieurs mythes entourent le déni de grossesse. On croit souvent qu’il touche des femmes peu éduquées. Pourtant, des étudiantes en médecine et en droit, de même que des infirmières, figurent parmi les cas recensés. Autre théorie erronée : une grossesse peut être masquée par un surplus de poids. Les chercheurs ne constatent pas plus de déni chez les femmes obèses que chez celles qui ont un poids santé.

Quand ça tourne mal

Lorsqu’une femme en plein déni de grossesse se présente en douleurs à l’urgence, le personnel hospitalier la met en contact avec un psychologue ou un psychiatre dans les heures ou les jours qui suivent. « La plupart du temps, une fois la surprise passée, un lien s’établit entre la mère et l’enfant », note le Dr François Beaudoin. Par contre, celles qui accouchent dans la solitude peuvent être en état de choc et abandonner le bébé. Ou croire, dans un moment de panique, qu’il ne respire pas.

Certaines femmes nient non seulement leur grossesse, mais aussi leur accouchement. En février dernier, à Greenville, aux États-Unis, une jeune femme de 24 ans qui assistait à un spectacle a quitté la salle pour donner naissance à son bébé dans les toilettes. Elle est ensuite revenue dans les gradins pour assister à la fin de la représentation. Déjà mère d’une fillette de quatre ans, la jeune femme prétend ne se souvenir de rien. Le bébé a été retrouvé vivant, dans la cuvette.

Dans la majorité des cas, si l’enfant meurt, c’est faute de soins et non à la suite d’un geste délibéré de la mère. En fait, le déni de grossesse ne conduit au néonaticide que dans 10% des cas. « Cependant, il en augmente les risques, note la Dre Poulin. Toutes celles qui ont vécu une telle expérience devraient subir une évaluation psychologique. » L’entourage doit aussi faire sa part et poser des questions lorsqu’il a des soupçons. Pour la santé de la mère et celle de l’enfant, il vaut mieux mettre fin au déni de grossesse le plus tôt possible.

Étrangement, même si les médecins connaissent bien ce syndrome, il ne figure pas dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux. Outre- Atlantique, l’Association française pour la reconnaissance du déni de grossesse se bat pour que ce syndrome soit médicalement et juridiquement reconnu. Selon le regroupement, tant que ce ne sera pas fait, on enverra des femmes en prison pour de mauvaises raisons.

« De plus, cette reconnaissance est essentielle pour pouvoir aider ces femmes, prévenir les dénis totaux et la mortalité infantile qui y est liée », affirmait Gaëlle Guernalec- Levy lors de la sortie de son livre Je ne suis pas enceinte. Enquête sur le déni de grossesse (Stock, ).

« Même pour des enquêteurs aguerris, trouver un bébé dans un bac à déchets, c’est choquant, dit Me Maxime Roy, l’avocat qui a défendu Marie-Ève Bastille. Il est difficile pour tout le monde d’aller au-delà des images sordides. »La cause n’était pas gagnée d’avance. « À ma connaissance, c’était la première fois au Canada que la défense invoquait le déni de grossesse dans un tribunal. »

Tout de même, la frontière est parfois ténue entre la mort d’un nouveau-né par négligence, chez une femme vivant un déni total, et le meurtre d’un enfant. Comment savoir si une mère souffre vraiment de ce syndrome ou si elle n’a pas tout simplement décidé de se débarrasser du bébé? « Plus les chercheurs se pencheront sur le sujet, mieux on comprendra le déni de grossesse, et moins on risquera de se tromper » , conclut la psychiatre Marie-Josée Poulin.