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Mère et artiste : la complexe combinaison

Le documentaire de Geneviève Rioux : regard sur des femmes conciliant art et maternité

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Contrairement aux enfants, l’inspiration n’a pas d’horaire. Et l’énergie que requiert la création ou l’interprétation d’une œuvre manque parfois aux artistes qui sont mères. Chez elles, la conciliation travail-famille revêt une dimension particulière, que Geneviève Rioux dépeint dans son premier documentaire, Crée-moi, crée-moi pas. Rencontre.

« Je voulais savoir comment les grandes créatrices professionnelles faisaient pour concilier création et procréation, rapporte l’actrice rencontrée dans un café du quartier Saint-Roch, à Québec. Je me suis également demandé si la procréation était la raison pour laquelle les femmes sont encore sous-représentées en art. »

Après 25 heures de tournage et des dizaines d’entrevues avec des artistes reconnus comme Nancy Huston, Évelyne de la Chenelière, Robert Lepage, Valérie Blass, Anaïs Barbeau-Lavalette, Béatrice Bonifassi et René Richard Cyr, elle n’a pas trouvé de réponse à ses questions. Elle a plutôt découvert une réalité multiple.

Photographie d'une des entrevues pour « Crée-moi Crée-moi pas »
Pour Crée-moi, crée-moi pas, Geneviève Rioux a réalisé des dizaines d’entrevues avec des artistes reconnus, dont la chanteuse Béatrice Bonifassi.

« Il y a des mentalités qu’il faut changer, mais il y a aussi quelque chose à vaincre en soi », avance celle qui a eu l’idée de ce documentaire, réalisé par Marie-Pascale Laurencelle. Avec la pilule contraceptive, les garderies et les « gars qui s’impliquent de plus en plus avec les enfants », les femmes ont les ingrédients nécessaires pour réussir, selon elle. « Sinon, on retourne à l’époque de ma grand-mère! »

Mais aucune avancée sociale ne donnera aux mamans créatrices le temps qu’elles souhaiteraient avoir à la fois pour leur progéniture et pour leurs œuvres. Les choix déchirants que ce partage entraîne et les sentiments qui les accompagnent sont documentés dans des témoignages aussi pertinents que différents.

L’élégante mère de deux grands enfants, qui a entre autres incarné Simonne Monet-Chartrand dans la télésérie Chartrand et Simonne, s’est longtemps impliquée auprès du Comité des femmes de l’Union des artistes. Avec ce documentaire, elle a voulu s’adresser différemment à la nouvelle génération de créatrices. « On est presque à un carrefour », souligne-t-elle, indiquant par là qu’il est impératif que les artistes et la société se positionnent sur la place des femmes en art. « Est-ce qu’on continue d’accepter le statu quo ou on s’impose? »

Geneviève Rioux privilégie évidemment le second scénario. « Il faut que les femmes artistes prennent leur place, mais pas en agressant les gars. Plutôt en étant one of the boys et en se disant que c’est le meilleur projet qui va passer », suggère l’actrice de 51 ans. Pour y parvenir, l’attitude et la confiance en soi jouent pour beaucoup. Quelque chose qu’a compris, selon elle, Anaïs Barbeau-Lavalette, qui a réclamé des subventions aux institutions alors qu’elle était enceinte jusqu’au cou pour un long métrage (Inch’Allah) qu’elle a ensuite tourné en Palestine… avec un poupon dans les bras. « Elle est un modèle à suivre. »

Évelyne de la Chenelière épate aussi Geneviève Rioux. L’écrivaine imagine et rédige ses pièces de théâtre à son bureau installé dans le corridor d’une maison remplie d’enfants. Un emplacement qui garantit tout sauf l’intimité. « Pour elle, la maternité n’est pas une excuse. Elle a raison : ce n’est pas parce que tu as une brassée de lavage en cours que tu ne peux pas écrire! »

Culpabilité universelle

D’autres n’ont pas la chance de pouvoir gagner leur croûte à la maison. Pour une question de survie, de reconnaissance ou de passion à assouvir, elles doivent faire leur baluchon et partir en tournée, ou accepter d’être artiste en résidence à mille lieues de leur nid. Mais avec ces contrats vient souvent une « clause culpabilité » non négociable.

« C’est universel, affirme Geneviève Rioux. Ce sentiment a été évoqué par quasi toutes les femmes, autant lors du tournage du documentaire qu’après les projections. » De son côté, celle qui a beaucoup interprété de rôles à la télévision, au cinéma et au théâtre se considère chanceuse de ne pas avoir été obligée de « travailler comme une folle » et d’avoir pu doser ses contrats lorsque ses enfants étaient plus jeunes.

Mais elle a attendu que ceux-ci volent de leurs propres ailes pour se lancer, en 2007, dans la production d’un long métrage documentaire. « Adolescente, j’étais très créative », évoque-t-elle, expliquant que cet aspect de sa personnalité a été mis en veilleuse au cours des années pendant lesquelles elle s’est concentrée sur son travail d’actrice et son rôle de mère. « La maternité m’a beaucoup occupée. Une partie de ma création allait à mes enfants. » Avec ses tout-petits, elle a en effet multiplié les modes d’expression artistique, du dessin aux pièces de théâtre, en passant par les bandes dessinées. « Avoir des enfants, c’est créatif! » s’exclame-t-elle, faisant écho aux propos de la performeuse et auteure Mylène Roy, que l’on voit dans le documentaire s’amuser autant que ses enfants avec de la peinture.

Quête à l’écran

« Crée-moi, crée-moi pas est venu à un moment où je bénéficiais d’une pause. Je me suis dit : “Là, j’ai quelque chose à dire et je vais prendre le temps de le dire” », poursuit Geneviève Rioux. Elle excluait l’idée de se trouver devant la caméra, préférant demeurer dans l’ombre. La narration avait même été confiée à une autre actrice.

La première version n’a pas reçu l’aval de la productrice, Marie-France Bazzo. « Elle l’a lue et a dit : “Ce n’est pas aussi ancré dans ta réalité que ce que tu m’as raconté au moment où on a parlé de ce projet. Je veux que tu sois dans le film, que ce soit ta quête.” Alors, c’est devenu ma quête on cam », résume la nouvelle documentariste, qui a eu un réel coup de cœur pour ce métier qui lui a permis de vivre des expériences humaines hors du commun. À la fois avec les femmes interviewées pour les besoins du film et avec celles qui assistent aux projections. « Je me suis souvent sentie seule par rapport à mes questionnements de mère artiste, mais depuis que le film est sorti, il y a énormément de filles qui sont venues me dire que ça leur a donné le goût d’en parler! » se réjouit-elle.

Crée-moi, crée-moi pas a traversé la frontière américaine, où il reçu le Prix du public au Brooklyn Girl Film Festival, à New York. « Ça m’a touchée que le public là-bas ait été interpellé, même si c’est une autre culture », dit Geneviève Rioux, qui promet de porter sa création encore plusieurs mois au Québec, et peut-être, espère-t-elle, dans un festival européen. Car il y a fort à parier que le documentaire demeurera d’actualité encore un moment. Du moins, le temps que les Anaïs Barbeau-Lavalette et Évelyne de la Chenelière se multiplient au Québec. 

On peut visionner Crée-moi, crée-moi pas sur le site de Télé-Québec.

Sur le sujet des femmes dans les domaines de la création, ne manquez pas de lire Des femmes en art de Pascale Navarro, déjà paru dans la Gazette.