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Les glaneuses d’or

Dans les mines péruviennes, des femmes effectuent un travail ingrat et dangereux. Voici les pallaqueras!

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Dans les mines d’or coopératives du Pérou, les femmes trient le minerai sur des pentes escarpées. Ces pallaqueras pratiquent l’un des métiers les plus ingrats et dangereux de la chaîne minière. Heureusement, leur regroupement en associations a adouci les angles…

Au sommet d’une pente escarpée où s’accumulent les roches rejetées par la mine de Santa Filomena, une douzaine de femmes se couvrent le visage de leur foulard rouge. Puis, en rang serré, elles s’aventurent prudemment dans les éboulis qui s’étendent à leurs pieds sur une quinzaine de mètres. Plongeant leur sarcloir dans la roche et la poussière, elles commencent le pallaqueo — le triage. « Il n’y a rien là-dedans, s’écrie Helaria, la quinquagénaire du groupe, en levant la tête. La compagnie ne nous laisse plus rien, maintenant. » Ses collègues acquiescent, jetant derrière elles les roches grises, sans valeur, appelées « stériles ». De temps à autre, elles déposent dans leur sac un morceau couleur rouille : une trace de minéralisation, et possiblement, d’or.

Photographie de deux pallaqueras qui prennent une pause
Dans le village minier de Cuatro Horas, Marlène, 43 ans et Ruth, 31 ans, prennent une pause entre deux laborieuses séances de triage.

Quelques centaines de mètres plus loin, cerné de montagnes arides, s’étend le village minier de Santa Filomena, qui n’apparaît sur aucune carte du Pérou. Chaque jour, à 14 h, les pallaqueras partent à l’assaut de la pile de roches, n’interrompant leur ouvrage que pour faire place au camion qui vient déverser un nouveau chargement dans un fracas de poussière.

Hissant un sac de toile rempli de minerai sur son dos, l’une d’elles remonte vers le sommet, ployant sous la charge. « Il doit bien peser dans les 50 kilos, peut-être plus! » s’exclame-t-elle avant de le lâcher au sol en soufflant. À la fin de leur quart de travail, à 18 h, ces glaneuses rapporteront chez elles leur récolte de minerai. Lorsqu’elles en auront accumulé suffisamment, elles chargeront un camion pour descendre à l’usine de traitement de la SOTRAMI, la coopérative qui exploite la mine. Là, selon la teneur en or du minerai, elles seront payées. « Celles d’entre nous qui vivent seulement du pallaqueo réussissent à récolter une tonne par mois, ce qui leur rapporte 500 ou 600 soles [200 ou 230 dollars] », précise Ana Maria Muñoa, la présidente de l’association qui représente les 70 trieuses de Santa Filomena. C’est un peu moins que le salaire minimum péruvien, fixé depuis 2012 à 750 soles par mois (près de 300 dollars).

La montagne jalouse

Souvent originaires des zones agricoles pauvres, la plupart ont rejoint leur mari, mineur à la coopérative. Malheureusement, les occasions d’emplois sont rares ici. C’est que les femmes ne sont pas admises dans les mines : on croit qu’elles attirent le mauvais sort. « La montagne est une gringa jalouse qui veut les hommes pour elle seule », explique Ana Maria. Si elles veulent intégrer l’industrie minière, les femmes doivent se contenter des piles de stériles, malgré les faibles quantités de minerai que contiennent celles-ci.

Il y a 20 ans, Liliana Conislla était parmi les premières à intégrer le camp de Santa Filomena. Elle avait 18 ans, venait rejoindre son mari qui y travaillait. À l’époque, la vie était dure dans ce recoin du désert. « Il n’y avait pas d’eau. On nous laissait un petit contenant pour toute la journée, raconte-t-elle. On ne mangeait que du thon et des œufs, tous les jours. La vie de mineur était alors bien triste. »

Les choses n’étaient pas bien différentes au camp minier de Cuatro Horas (« quatre heures »), quelque 60 km au sud. Quatre heures, c’est le temps de marche à travers le désert qu’il a fallu aux premiers occupants pour atteindre le gisement. C’est pour rejoindre cette terre ingrate, où son mari s’était installé, que Marlene Huanca Condori a quitté les vallées agricoles de Puno, en 2001. « À l’époque, nous étions bien 200 à trier, relate-t-elle. On vivait dans des abris faits de couvertures et de sacs. Il n’y avait pas d’électricité, pas de gaz. Mais la teneur en or était bonne. Maintenant qu’il n’y a presque plus de minerai, la plupart des femmes sont parties trier ailleurs. »

Ces pionnières conservent un souvenir pénible des premières années, quand les pallaqueras travaillaient chacune pour soi, sans organisation. « Nous nous lancions toutes en même temps sur les piles de roches, nous marchions les unes sur les autres pour ramasser les meilleurs morceaux », se souvient Maria Reyes, la présidente de l’Association des pallaqueras de Cuatro Horas. Les accidents étaient fréquents.

De l’âge de pierre à l’âge d’or

C’est le manque flagrant d’équipement de protection des femmes qui a d’abord alerté les coopératives minières, soucieuses de faire respecter les normes de sécurité sur leur concession. « Les piles de stériles sortent contaminées de la mine, explique Andrean Kisper, inspecteur à la SOTRAMI. C’est pour ça que l’entreprise a incité ces femmes à utiliser de l’équipement de protection. » Les coopératives ont également interdit la présence d’enfants, que les mères traînaient souvent sur les pentes.

Photographie de Ruth Griselda Yanarico et Vilma Cheyje.
Ruth Griselda Yanarico, 31 ans et Vilma Cheyje, 50 ans. Deux des pallaqueras (trieuses) de la mine de Cuatro Horas.

Sous la pression des coopératives et avec l’aide d’ONG péruviennes, les pallaqueras forment des associations. Elles instaurent des règles de sécurité et pénalisent celles qui ne les respectent pas : port d’uniformes, de casques, de meilleures chaussures, de foulards; accès interdit aux femmes enceintes… De même, les associations forment des groupes pour se partager les quarts de travail et éviter les ruées désordonnées.

Les pallaqueras s’entendent également pour soutenir financièrement celles qui doivent cesser de travailler pour cause de maladie ou de blessure. Et le vendredi, c’est sport obligatoire pour tout le monde, avec l’incontournable tournoi de soccer.

L’organisation du travail, tant au sein des coopératives que des associations de trieuses, a même contribué à élever le niveau de vie. « Maintenant, nous avons des maisons de contreplaqué, nous montre Liliana. Des commerces vendent des produits frais. Avant, il n’y avait que des maisons de nattes et de pierres, et vous ne trouviez que des conserves au magasin. »

De plus, l’instauration des quarts de travail, qui assure à chacune sa part du gâteau, a permis aux femmes de s’adonner à d’autres activités que le triage, comme les tâches domestiques et les soins aux enfants. Mieux, certaines en ont profité pour ouvrir des commerces qui leur permettent de régulariser leur revenu pour faire face aux cycles capricieux du cours de l’or.

Les mineurs, quant à eux, ont dû non seulement partager leur terrain de soccer, mais également revoir certains de leurs préjugés. « Avant, il y avait beaucoup de machisme, confie Ana Maria. Les hommes nous humiliaient, car nous n’apportions pas de pain sur la table. Beaucoup de femmes n’ont pas dépassé la deuxième année du primaire. Elles n’étaient pas conscientes de leur valeur. Maintenant que nous sommes organisées, nous nous sommes réveillées. »

Des livres plutôt que des roches

La ruée vers l’or pourrait bientôt toucher à sa fin. En 2001, Cuatro Horas comptait 200 pallaqueras. Elles ne sont plus que 40. À mesure que la coopérative se dote d’équipements plus performants, les méthodes d’extraction s’améliorent, et les stériles s’appauvrissent. « Il n’y a plus d’avenir pour les pallaqueras ici. Il faudra qu’elles se trouvent d’autres emplois ailleurs », constate Maria Reyes. La présidente aimerait pouvoir leur offrir des ateliers de couture ou d’orfèvrerie, qui les aideraient à dénicher un autre travail.

Les pallaqueras sont conscientes de la précarité de leur situation. Désormais, c’est à l’université, plutôt que sur les pentes stériles, qu’elles envoient leurs enfants. « Quand ils étudieront à Arequipa [la deuxième ville la plus peuplée du Pérou], mes enfants ne reviendront plus ici, se réjouit Marlene. Je ne veux pas qu’ils reviennent vivre ici. Ils doivent étudier. »

D’autres financent leurs propres études. C’est le cas de Ruth Griselda Yanarico, une trentenaire originaire de Puno qui a choisi d’étudier à distance tout en travaillant comme trieuse. « Ici, je peux organiser mon horaire, alors qu’en ville, je travaillerais toute la journée pour gagner peu. Je ne pourrais pas étudier. » Si tout va bien, elle décrochera un poste d’enseignante, loin de la chaleur et de la poussière. Et c’est sans regret qu’elle tournera alors le dos à l’âge de la pierre.

Avec la participation de Pierrick Blin et de Valérian Mazataud

En complément au présent texte et pour entrer dans le quotidien des pallaqueras, nous vous invitons à regarder cette vidéo de 3 minutes réalisée pour la Gazette par le reporter Valérian Mazataud. Bon visionnement!