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Susana Villarán — Au secours de Lima

Susana Villarán, femme de conviction et mairesse de la plus grande ville au monde gérée par une femme.

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Étalement urbain exponentiel, transport en commun défaillant, corruption, violence : Lima, la capitale du Pérou, pose des défis de gestion colossaux. Qu’à cela ne tienne, sa mairesse, Susana Villarán, se retrousse les manches et agit, même si sa légitimité est mise en doute.

Avec 8,5 millions d’habitants, Lima est la plus grande ville au monde gérée par une femme. À la tête de la capitale du Pérou depuis janvier 2011, Susana Villarán n’en est pas à ses premières armes en politique.

Photographie de Susana Viraran.
« C’est bon que la politique cesse d’être rigide, masculine, et qu’une partie de ce que nous sommes, nous, les femmes, puisse imprégner ce milieu. »
 — Susana Villarán

Par son implication intensive au sein du mouvement des femmes, elle a lutté contre le Sentier lumineux, un groupe rebelle d’extrême gauche à l’origine d’un conflit qui a fait des milliers de morts et de disparus au Pérou, principalement dans les années 1980, et contre la dictature d’Alberto Fujimori, président du pays de 1990 à 2000. Le gouvernement de transition qui a suivi a nommé Susana Villarán ministre de la Femme et du Développement humain. Son parcours politique l’avait aussi amenée à se présenter aux élections présidentielles en 2006.

Une de ses plus importantes réalisations comme ministre est sans aucun doute le programme Un verre de lait, duquel ont émergé des cuisines collectives et un mouvement des femmes issu des classes populaires. Un des rares programmes sociaux offerts à l’échelle nationale, Un verre de lait vise à améliorer la nutrition des groupes les plus vulnérables grâce, entre autres, à une forte participation de la communauté. Dans le gouvernement de transition, elle a aussi participé à la création de la Commission de la vérité et de la réconciliation, une instance chargée de rédiger un rapport sur la violence armée relative au conflit interne des années 1980. Elle a en outre été membre de la Commission interaméricaine des droits de l’homme pour les femmes de l’Organisation des États américains et est actuellement présidente du RENAMA, le réseau national de femmes élues.

À son arrivée au pouvoir à Lima, Mme Villarán a mis l’accent sur trois dossiers : la sécurité, le transport et les droits des enfants. Elle a aussi fait la promotion de la transparence dans la gestion publique et de la lutte contre la corruption. Début 2012, ses opposants ont invoqué sa faible majorité (elle a été élue avec un seul point de pourcentage de plus que sa principale rivale) pour entamer un processus de révocation par voie référendaire. Même si les derniers sondages placent l’actuelle mairesse en bonne position, sa popularité est dans une courbe descendante à l’approche du référendum, qui aura lieu le 17 mars. La Gazette des femmes l’a interviewée en pleine période d’incertitude quant à son avenir politique.

Gazette des femmes : Vous travaillez avec les 42 maires des districts qui composent Lima, dont la majorité sont des hommes. Comment cela se passe-t-il?

Susana Villarán : La politique continue d’être très masculine à Lima, comme ailleurs au Pérou. C’est cocasse d’observer que les relations entre les hommes sont régies par des codes qui font qu’ils se regroupent immédiatement dans les rencontres. C’est typique. Nous sommes seulement 5 femmes sur 43 maires, et nous subissons une sorte d’exclusion silencieuse. Autrement, les relations de pouvoir dans les rapports de concertation ne me posent aucun problème puisqu’ils sont implicites au jeu politique nécessaire à la réalisation des changements souhaités dans les territoires dont chacun est maire.

J’ai décidé d’entrer en politique pour réformer le système des partis, la manière de faire de la politique et de gouverner. Cette réforme passe notamment par un changement dans les relations de genre à l’intérieur des organisations. Ce n’est pas facile à réaliser, car les barrières ne viennent pas seulement de l’extérieur (comme l’écart de revenu entre les femmes et les hommes). Souvent, c’est nous-mêmes, les femmes, qui nous les imposons. Comme les répercussions familiales sont très importantes quand on s’investit en politique, vu le temps qu’il faut y consacrer, la famille pèse très lourd dans la décision des femmes de poursuivre ou non une carrière politique. Celles qui souhaitent un renouvellement après un premier mandat sont très rares. La principale raison : la pression familiale.

Photographie d'un graffiti peint sur un mur de Lima.
Graffiti peint sur un mur de Lima. Traduction : Dehors Susana snob incapable

« Personne ne s’aviserait de peindre ce qui se peint sur les murs de la ville si j’étais un homme. »

Susana Villarán

Pensez-vous que le fait que vous soyez une femme a joué un rôle dans le processus de révocation dont vous faites l’objet?

Compte tenu de la violence qui se déploie, il est clair que la révocation est en partie liée au fait que je suis une femme. Personne ne s’aviserait de peindre ce qui se peint sur les murs de la ville [NDLR : des graffitis] si j’étais un homme : incapable, menteuse, fainéante, snob, etc. C’est du pur sadisme machiste, de la violence contre les femmes dans la sphère politique.

Quels obstacles majeurs avez-vous rencontrés au cours de votre carrière politique?

J’ai été confrontée à plusieurs occasions à de la violence politique. La question de la violence familiale a été beaucoup abordée. On avance aussi sur le plan de la violence urbaine, notamment dans les espaces publics. Mais on a très peu exploré la violence politique que les femmes vivent ici.

Avec la Commission de la vérité et de la réconciliation, on a exploré les blessures, les traces que laisse la violence politique chez les femmes, qu’elle soit exercée par les forces armées ou le Sentier lumineux. Mais cette démarche liée au conflit armé interne au Pérou ne s’est transférée d’aucune manière à la sphère politique quotidienne; cette tâche reste à faire. Au RENAMA, nous souhaitons révéler ce problème en élaborant un projet de loi contre le harcèlement politique envers les femmes.

Durant votre mandat comme ministre de la Femme et du Développement humain dans un gouvernement de transition, vous avez créé les Tables de concertation pour la lutte contre la pauvreté. Quelles en ont été les répercussions?

Les Tables ont permis aux groupes de femmes d’avoir accès à des budgets publics grâce auxquels ils ont pu réaliser leurs projets. Elles ont ainsi donné naissance au Protecteur de la communauté [NDLR : un organisme parapublic de défense des droits des femmes et de lutte contre la violence] ainsi qu’à des programmes liés à l’enfance et au renforcement des capacités sociales et politiques des Péruviennes. De plus, les Tables ont engendré des programmes qui visent à améliorer les qualités entrepreneuriales des femmes dans le but de soutenir leur autonomie économique. Un prêt de 5 millions de dollars permettra notamment de renforcer les capacités économiques des femmes des peuples indigènes dans leur communauté. Il s’agit d’un programme très important et prometteur pour le rôle des femmes indigènes de l’Amazonie et des peuples quechuas et aymaras.

Faire partie de ce gouvernement de transition fut un moment magique. On avait mis fin à la dictature, on entrait dans la démocratie. Nous avons pu modifier la Constitution, mettre en place la Commission de la vérité et de la réconciliation, l’Initiative nationale anticorruption, etc. Tout le monde collaborait. Nous n’avons été en poste que huit mois; même si j’aurais aimé faire plus, nous avons réalisé beaucoup plus de choses que ce qui se fait normalement dans les gouvernements en si peu de temps.

Quels sont les facteurs qui empêchent une participation plus active des femmes à la société péruvienne?

Premièrement, le manque de revenus. Ensuite viennent le manque de temps et la grande fatigue dus à la double et à la triple tâche liée aux rôles traditionnels de genre. Le travail rémunéré des femmes est subordonné à leur rôle familial, il ne sert pas à leur émancipation personnelle. L’insécurité dans les espaces publics constitue une troisième barrière. Sortir pour aller à une réunion et revenir la nuit quand tu n’as pas d’argent pour prendre un taxi ou que ce taxi peut être un lieu dangereux en décourage plusieurs. Les femmes préfèrent se réfugier dans la violence familiale, perçue comme moins menaçante parce qu’elle est connue. À Lima, nous travaillons sur le problème de la sécurité urbaine grâce au projet Ville sans peur [NDLR : programme qui vise à réduire la violence envers les femmes par l’amélioration de la sécurité dans les espaces publics].

Selon vous, les femmes exercent-elles un leadership différent des hommes?

En politique, il n’y a pas de mal à montrer de la tendresse, des émotions. Au contraire. C’est bon que la politique cesse d’être rigide, masculine, et qu’une partie de ce que nous sommes, nous, les femmes, puisse imprégner ce milieu. Mais parfois, il n’y a pas de différences entre les sexes : une femme peut être aussi corrompue qu’un homme, aussi autoritaire, aussi insensible à la douleur des autres, complètement pénétrée qu’elle est par une idéologie. Une dirigeante du Sentier lumineux a coupé le cou à un enfant. Il s’agissait d’une femme politique très importante. Même chose pour les femmes sous la dictature de Fujimori : il s’est servi d’elles et elles ont participé aux abus. Elles étaient au centre de la prise de décisions, mais subordonnées au leadership d’un dictateur.

Votre gestion est-elle différente parce que vous êtes une femme?

Comme les réformes sont au cœur de ma gestion et que je dois me battre contre beaucoup de mafias, je suis obligée de faire ressortir de ma personnalité un caractère très dur, très fort. Mon côté féminin et maternel se manifeste quand je travaille sur des programmes comme ceux sur la sécurité urbaine ou contre la violence faite aux femmes.

Lorraine Rochon était coopérante pour Cuso International lorsqu’elle a fait cette entrevue.