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Carnets de voyage

Noir ou blanc, l’être humain souhaite vivre mieux, et être heureux.

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Si les voyages forment la jeunesse, la coopération volontaire modèle assurément notre vision de la nature humaine. C’est l’un des constats que j’ai faits à mon retour du Sénégal. Je vous invite à découvrir les réflexions que j’ai couchées sur papier, pendant mon séjour, dans ces carnets de voyage.

Dakar 2012 — épisode I

Je suis bien arrivée à destination, reconduite à mon hôtel par Alpha, le chauffeur à l’emploi du Centre d’étude et de coopération internationale (CECI). Un gentil jeune homme, courtois, serviable et attentionné. Sur la route, je n’ai pu m’empêcher de penser à Jean-Marie De Koninck : quel travail de sensibilisation il aurait à faire ici en matière de conduite automobile! Car à Dakar, ça roule vite! Sans parler des conducteurs au cellulaire à la main, du faible nombre de feux de signalisation et des coups de klaxon récurrents, une petite manie qui semble tout à fait naturelle pour prévenir les autres automobilistes de notre passage.

À la réception de l’établissement qui sera mon logis pour deux semaines, l’employé me dit que « la famille » m’attend. Mariame, chargée de programme au CECI à Dakar, et Fatou, coordonnatrice du Réseau Siggil Jigeen, m’attendent en effet, calmes et souriantes, pour m’accueillir et me souhaiter la bienvenue.

Je dois vous parler de Marianne, ma voisine de siège dans le vol en direction de Dakar. Elle m’a vue en train de lire Une si longue lettre, un roman signé Mariama Bâ, une figure importante de la littérature sénégalaise. Ce livre est d’ailleurs inscrit au corpus d’ouvrages obligatoires pour les élèves du primaire au Sénégal. On dit que cette romancière est la première à avoir décrit les conditions de vie de la femme sénégalaise avec autant de vérité, et j’ajouterais de sensibilité. Un roman à lire, donc. Toujours est-il que Marianne, ma voisine, me dit : « C’est beau, ce livre, hein? Et tout à fait le portrait de la société sénégalaise, des femmes et des hommes. » Et là, elle se lance dans une description des relations entre les femmes et les hommes, des conflits qu’engendre la polygamie, de la pression de la famille sur les épouses, du pouvoir de l’argent, de la puissance des traditions et des mentalités que les hommes portent comme un code-barres sur le bras, va-t-elle jusqu’à me mimer pour que je saisisse bien la vérité de son affirmation.

Ma nouvelle amie fait référence ici à la prise d’une seconde épouse, qui survient parfois en cachette, à l’insu de la première, même si le couple évolue en apparence dans un contexte d’égalité. Par exemple, pour certains couples partis vivre en France, l’exil n’est pas un gage de changement des mentalités : même là-bas, des Sénégalais vont jusqu’à épouser une seconde femme, à lui faire des enfants et à la laisser s’installer dans la maison du couple. Une demeure souvent acquise à deux, en prévision des vieux jours.

Elle en a gros sur le cœur, ma voisine de siège. Je l’écoute, la questionne, j’analyse. Nous échangeons nos adresses de courriel. Puis arrive le moment du débarquement. Assise côté allée, donc debout la première, j’offre à ma voisine de retirer sa lourde valise du coffre de rangement supérieur. « Mais non, Nathalie. T’en fais pas, je vais demander à un homme! » Mais… que je tente de rétorquer, je suis forte, et indépendante, et capable! Marianne insiste. Sans plus un mot, elle interpelle l’un des « frères », comme elle dit. Je laisse tomber. Plus de 24 heures d’avion et d’attente dans les aéroports, ça ramollit les convictions! Je laisse le code coutumier sénégalais prendre le dessus, cette fois-ci. Et notre frère s’exécute. Pratique, quand même!

Dakar 2012 — épisode II

Aujourd’hui, première journée dans les bureaux du CECI. Sur la route, la lumière du soleil qui plombe me renvoie le chaos de la ville qui, malgré tout, semble obéir à un ordre quasi établi : les piétons côtoient les voitures en toute aisance, des personnes en fauteuil roulant vont à droite et à gauche parmi ce brouhaha, alors que les vendeurs ambulants (qui offrent des cintres, des tissus, des cartes d’appel pour téléphone cellulaire, etc.), eux, tentent de s’y frayer un chemin. Personne ne paraît s’en étonner. J’en conclus que c’est le cours normal de la vie à Dakar. À travers mes lunettes d’Occidentale qui vit à Québec, petite ville toute propre, voire « disneyesque », il me semble qu’un tremblement de terre a eu lieu… et que la ville se remet à peine.

Lunch en compagnie de Jamie, une volontaire venue travailler à Dakar avec sa petite famille : deux garçons âgés de moins de 5 ans, et un mari. Jamie est Américaine, mariée à un Français et vit en Afrique pour un mandat de plus d’un an. Du courage, elle en a! Jamie m’a amenée à la cantine de Mme Coulibaly, où nous avons mangé un plat local : du riz mijoté avec du poisson. Lequel? Sais pas… mais c’était très bon!

La fin de journée est difficile pour Mariame, ma collègue du CECI, qui met tout son cœur dans l’organisation de la rencontre qui se tiendra cette semaine : elle apprend que la représentante d’un important regroupement politique de l’Afrique de l’Ouest se désiste. « C’est grave! me dit-elle. Cela peut compromettre les chances de réussite de la ratification de ce projet de protocole d’égalité entre les sexes. » Je mesure mieux la fragilité des liens, la persévérance constante requise pour faire changer les choses. Et parfois, les conditions gagnantes ne sont pas toutes réunies.

N’empêche, il faut continuer. « Le chemin est difficile. Et demain il fera jour », lui dit Safiétou Diop, la présidente du Réseau Siggil Jigeen, venue discuter avec Mariame pour atténuer sa tristesse.

Retour en taxi avec un chauffeur qui parle difficilement français — sa langue est le wolof —, qui écoute des prières de Mahomet sur cassette… et qui ne connaît pas mon hôtel. « Pas grave, me dit-il, on va arrêter et demander à un passant. » Ah bon!? Je m’y suis rendue… après quelques échanges entre des piétons et le conducteur du taxi, et plusieurs minutes de plus qu’il en aurait normalement fallu. Et non sans une infime petite crainte au ventre, vraisemblablement inutile.

Dakar 2012 — épisode III

Ce matin, présentation devant des femmes à la tête d’organisations africaines vouées à la défense des droits de la personne, plus particulièrement des droits des femmes. On fait brièvement état de mon parcours professionnel et de réalisations plus personnelles, comme la mise au monde de deux enfants. À ces mots — ceux concernant mes enfants —, l’ensemble des femmes se met à m’applaudir. De joie, j’imagine. De fierté aussi, et de solidarité entre mères, car la plupart le sont.

Ce texte d’introduction est fortement inspiré d’une mini-biographie que j’ai moi-même rédigée à la demande du CECI, et qui était pratiquement la même que j’avais fournie aux organisatrices de l’Université féministe d’été 2012 (UFÉ) en prévision d’une conférence que je devais y faire à Québec. À la seule différence près que le passage concernant « la mise au monde de deux enfants » avait été omis par l’animatrice de l’atelier à l’UFÉ.

Hasard? Occultation volontaire? Remarquez, je m’y attendais. En pleine préparation du dossier « Mères au foyer 2.0 » à ce moment-là, j’avais fait un test. Mettre au monde d’autres êtres humains est une action propre à une femme qui devrait être reconnue socialement. Par conséquent valorisée, et donc susceptible d’apparaître dans une mini-bio destinée à tracer le parcours d’une femme devant d’autres femmes. Au même titre qu’une thèse de doctorat. D’autant plus que ces années consacrées à la maternité grugent notre revenu à la retraite, reportent nos possibilités d’avancement professionnel, et quelquefois les sapent, même. Mettre au monde un enfant, c’est contribuer à la poursuite de l’humanité, non? Avons-nous occulté la maternité à force de vouloir nous émanciper? Il ne faut absolument pas remettre en question cette quête d’autonomie, bien sûr. Mais peut-on aussi reconnaître toutes les facettes de la féminité?

Dakar 2012 — épisode IV

Dakar bat à un rythme effervescent. En fin de semaine, j’ai pris le temps d’y circuler plus librement. J’y ai vu la pauvreté, bien sûr. Le pays est aux prises avec un taux de chômage élevé et la morosité économique se sent, m’ont dit quelques Sénégalaises. Cette situation n’est pas sans exercer beaucoup de pression sur les habitants qui doivent manger, se déplacer, payer l’eau et l’électricité, en plus de leur loyer, quand ils en ont un. Si bien qu’aussitôt que vous mettez les pieds dans un marché populaire, on vous accoste sans répit. Il n’est pas question ici de méchanceté, mais de survie. Ma tête le comprend, mais il me faut déployer beaucoup d’énergie pour repousser les uns et les autres en plus de surveiller la circulation, de rester vigilante et de repérer les rues qu’il me faut emprunter pour me rendre à destination.

J’ai aussi senti l’hospitalité sénégalaise : la couleur de ma peau jumelée à mon accent a tôt fait d’indiquer à mes frères et sœurs sénégalais mon origine. « Ça va, la Canadienne? » me demande-t-on. D’autres, plus perspicaces, avancent un : « Eh! La Québécoise, ne marche pas trop au milieu de la rue! » Ah, que je suis vite démasquée! Et du coup, je me sens dans l’obligation de faire honneur à mes origines… Bien fait! Car cela me permet d’entrer en communication avec de « vrais » Sénégalais! Ils ont le sens de l’humour, alors sur ce terrain, nous nous rejoignons. Après de brefs échanges, voilà que certains me surnomment « la Sénégalaise ». Je suis alors des leurs. Nous rions, nous nous serrons la main et je continue mon chemin.

J’ai observé la fierté africaine et perçu l’espoir de jours meilleurs. Invitée à souper chez Maymouna, vice-présidente du Réseau Siggil Jigeen, qui habite un quartier populaire de Dakar, nous célébrons avec sa famille et un ami, Daniel, le Nouvel An musulman. Au loin résonnent des chants religieux, des tam-tams et les cris des enfants qui se déguisent pour cette occasion. Dans la cuisine de Maymouna, Daniel, directeur d’école à la retraite, m’entretient de la « communicativité » africaine, du sens social des Africains. Pour Daniel, aussi bien que pour Maymouna, le printemps arabe de 2011 est le signe d’une conscience qui s’élève parmi la population africaine. La multiplication des médias privés, des réseaux sociaux, des téléphones portables, etc. participe à cette appropriation par la population des enjeux sociaux, même si celle-ci est encore majoritairement analphabète. Et si la société civile de huit ou neuf États se lève et exige des comptes aux gouvernements, affirment mes nouveaux amis, l’élan d’une Afrique nouvelle sera donné sur tout le continent!

Pgotographie de la porte sans retour
Des millions de femmes, d’hommes et d’enfants ont quitté l’Afrique à destination de l’Amérique par la Porte du voyage sans retour appartenant à l’une des maisons des esclaves situées sur l’île de Gorée.

Enfin, il m’a été donné de constater le pardon et la réconciliation. Visite à l’île de Gorée, que l’on atteint au moyen d’une chaloupe (pas de panique! il s’agit d’un traversier), en compagnie de Mariame, l’une des membres du réseau WILDAF (Femmes, droit et développement en Afrique). Sur cette parcelle de terre au large de Dakar ont transité de 15 à 20 millions d’Africains vers l’Amérique, et ce, pendant trois siècles. On estime que six millions d’entre eux sont morts. Les conditions dans lesquelles ils devaient attendre le jour de leur embarquement étaient ignobles, inhumaines. Puis venait le jour où ils devaient partir, séparés de leur famille, matriculés et enchaînés comme du bétail. Ils sortaient du bâtiment par une ouverture donnant sur la mer, entourés de soldats armés, question de stopper toute tentative d’évasion. C’est la Porte du voyage sans retour. Impossible de se tenir dans son embrasure sans frissonner, sans pleurer.

La question qui se pose, a conclu le guide de La Maison des esclaves, est la suivante : Comment des Européens (les hommes qui faisaient le commerce d’esclaves et qui habitaient à l’étage de la maison) ont-ils pu vivre parmi des femmes, des hommes et des enfants laissés dans de si piètres conditions? Je me dis que le pardon et la réconciliation semblent avoir été la seule réponse humainement possible.

Dakar 2012 — épisode V

Vendredi, dernier jour de mission. Il vente sur Dakar, tellement que la poussière de la rue pince la peau de mon visage. L’hiver approche au Sénégal et la température baisse depuis quelques jours. Je commence à trouver que la chaleur est tolérable, alors que les gens d’ici, eux, commencent à frissonner…

Cette mission me fait réfléchir à nos habitudes de vie, nous autres, êtres humains. Peu importe où que l’on soit sur la planète, il nous est quasi incontournable de recréer un certain nombre d’habitudes, une forme de routine. Je le remarque chez mes collègues volontaires du CECI en poste pour de plus longs mandats, de quelques mois à plus d’une année. Ils tissent des relations avec des gens, souvent occidentaux, avec qui ils partagent affinités ou situation sociale, ou qui ont comme eux des enfants en bas âge, par exemple.

Moi-même, en l’espace de deux semaines seulement, j’ai pris goût à certaines habitudes. Le réceptionniste, Dieudonné – beau comme un cœur –, m’accueille chaque soir avec un sourire charmant : « Comment a été ta journée, Nathalie? » Je lui raconte mon expérience, il me donne des conseils, des indications pour aller en ville, au marché, etc. Il m’a même invitée au cinéma; j’ai refusé un peu difficilement, je dois l’admettre! Ces derniers jours, même les vendeurs de cartes d’appel ambulants me saluent gentiment à la sortie de l’hôtel.

Idem aux bureaux du CECI : Assam, le gardien, me salue chaque matin, me demande si j’ai bien dormi et m’ouvre la porte d’une manière très courtoise. Cette gentillesse me manquera; cette amabilité à l’égard des autres. La conscience de l’autre qui fait si souvent défaut dans nos milieux où la productivité prend le pas sur la convivialité. Où l’individu prime la collectivité.

Dans le quartier du CECI, j’ai repéré un supermarché où je vais acheter des victuailles pour le lunch. Comme près de mon bureau, rue Saint-Jean.

Changeons-nous vraiment? L’environnement autour de nous a beau se transformer radicalement, nous sommes ce que nous sommes : des êtres sociaux dont le souhait est d’être le plus heureux possible, dans les meilleures conditions de vie, et entourés de gens que nous aimons et qui nous apprécient. Nous vivons selon un code culturel X, déterminé par le pays et la société qui nous ont vus naître. Que l’on soit Québécois, Canadien ou Africain, musulman ou chrétien. Noir ou blanc. Et les occasions de réjouissances, de célébration, de repos, de partage, tout comme le désir d’améliorer des choses existent partout. Cette volonté de vivre mieux s’exprime simplement différemment. L’accepter, c’est faire un pas de plus vers la tolérance, et sûrement vers une plus grande conscience de l’autre.