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Allaitement et gestion de crise

Et si on se préoccupait davantage des mères qui allaitent que de l’allaitement?

Date de publication :

Le sein maternel et « glamour » de Mahée Paiement a remué le Québec. L’allaitement, malaise collectif? , Semaine mondiale de l’allaitement maternel. Aucun journaliste (mea culpa), à l’exception d’un caméraman, ne se présente à la conférence de presse de l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal pour le lancement de sa campagne de pub . Mahée Paiement et la Direction de santé publique de Montréal repartent bredouilles. Un silence trompeur : sur les réseaux sociaux, la tempête éclate. « Allaiter, c’est glamour », selon la blonde actrice, porte-parole de la Semaine mondiale de l’allaitement maternel. Dans un coin de la couverture du magazine La Semaine et sur le site Moiaussijallaite, elle fixe le lecteur pendant qu’elle nourrit au sein sa fille de neuf mois, vêtue d’une robe de soirée seyante au décolleté généreux. Sur Twitter et Facebook, les commentaires pleuvent. Des internautes trouvent la photo magnifique. Être séduisante, active et allaiter? « Pourquoi pas! » répond la chroniqueuse de La Presse Marie-Claude Lortie. D’autres reprochent à la Direction de santé publique de Montréal de véhiculer un idéal inatteignable et irréaliste qui renforce la culpabilité des mères tout en exploitant une image stéréotypée et sexuée de la femme. En gros. Quel malaise collectif est donc venue réveiller cette campagne? Dix ans après l’adoption des lignes directrices québécoises en matière d’allaitement maternel, qui préconisent surtout la certification « amis des bébés » des hôpitaux pour encourager cette pratique, la coupe semble pleine.

Les revers de la promotion

« Avec le mouvement d’humanisation des naissances, on s’est mis à parler d’accoucher plutôt que de se faire accoucher. Là, c’est allaiter plutôt que de se faire traire! » résume, mi-sérieuse, Manon Niquette, qui observe un changement de ton des mamans ces dernières années. Elle siège au Comité régional en allaitement de la Capitale-Nationale, et est membre de la Chaire Claire-Bonenfant — Femmes, savoirs et sociétés.
Photographie de Manon Niquette.
« L’allaitement ne doit pas devenir une cause antifemmes. Prendre possession de son corps et de sa maternité, c’est une cause profondément féministe. »  — Manon Niquette, membre du Comité régional en allaitement de la Capitale-Nationale
Du chemin, le Québec en avait à parcourir. Défi partiellement relevé : le taux d’allaitement des nouveau-nés est passé de 60 à 85 % de à .À 6 mois, 47 % des bébés tètent encore au sein. Mais la promotion a ses revers. Des femmes se sont senties délaissées par le système devant les écueils. Celles qui ont sciemment choisi le biberon. Celles qui ont abandonné l’allaitement faute de soutien. Leur décision se conjugue trop souvent à un fort sentiment de culpabilité. Suis-je une bonne maman quand même? Cruel questionnement.
Photographie de Sonia Semenic
L’infirmière et conseillère en lactation devenue chercheuse à l’Université McGill, Sonia Semenic, se réjouit que la publicité de Mahée Paiement ait ouvert le débat et soulevé publiquement les difficultés que traversent les mères qui allaitent.
Si tout allait bien, la publicité de Mahée Paiement aurait sombré dans l’indifférence générale, observe Sonia Semenic, chercheuse en soins infirmiers à l’Université McGill. On exige aussi du marketing « public » qu’il nous ressemble, contrairement à la publicité commerciale qui peut (presque) tout se permettre, souligne Manon Niquette.

Besoin criant de soutien

« Si on veut essayer de convaincre les femmes d’allaiter avec cette campagne, on rate la cible. C’est toutes celles qui abandonnent faute d’aide qu’il faut appuyer! » affirme la journaliste Mariève Paradis. Je lui arracherai quelques larmes en ce matin de semaine aux Promenades Saint-Bruno. Nommez un problème d’allaitement, la maman d’une fillette de 2 ans l’a vécu. Médecins, infirmières, conseillère en lactation, halte allaitement du CLSC, marraine… « Aucune ressource ne m’a été utile. Elles sont disparates et non efficaces. Elles jugent », tranche-t-elle, sévère. Le 12e jour suivant la naissance de sa fille, on lui a même asséné deux menaces de signalement à la Direction de la protection de la jeunesse. Bébé, qui n’arrivait pas à bien téter, perdait du poids! Elle attend un second enfant. « Tu sais, j’étais une vraie endoctrinée de l’allaitement. Là, je vais arrêter de vouloir être une mère parfaite et juste être moi. »
Photographie de Mariève et Sophie Paradis
Mariève Paradis juge disparates et non efficaces les nombreuses ressources sollicitées pour régler les problèmes d’allaitement qu’elle a vécus, en plus d’avoir été assénée de deux menaces de signalement à la DPJ parce que sa fille, Sophie, aujourd’hui âgée de deux ans, qui n’arrivait pas à bien téter, perdait du poids!
Mahée Paiement aussi a traversé ces épreuves. À Tout le monde en parle, elle a affirmé qu’en tant que porte-parole, elle souhaitait publiciser les ressources. « Grâce au soutien, j’ai réussi [mon allaitement]! » assure-t-elle. Sonia Semenic constate qu’« il y a de grandes lacunes dans certaines régions » en matière de soutien. « Je suis si désolée pour les nouvelles mères. On leur en demande tellement », lance cette infirmière et conseillère en lactation devenue chercheuse. Elle vient de publier, avec sa collègue Danielle Groleau, l’évaluation de la mise en œuvre des lignes directrices en allaitement maternel au Québec, adoptées en . Elle enchaîne : « Ça ne suffit pas de dire que c’est naturel d’allaiter. On commence à voir une réaction dans la population, des mères se sentent coupables. » Son équipe a comparé les établissements de santé certifiés « amis des bébés » aux autres. Ce programme de certification est la principale mesure prise par Québec afin d’encourager l’allaitement. Pour devenir amis des bébés, les hôpitaux doivent entre autres atteindre un taux de 75 % de poupons exclusivement allaités. « Les employés des établissements amis des bébés parlent de l’allaitement de façon plus réaliste aux mères. Ce n’est pas rendre service que de discuter seulement des bienfaits », dit Mme Semenic. Les mères qui avaient accès à un établissement certifié étaient mieux préparées à affronter les difficultés et ont même « allaité plus longtemps que prévu », écrivent les chercheuses dans leur rapport. Pour les mamans fréquentant des hôpitaux et des CLSC non certifiés, « l’abandon de l’allaitement a été vécu par plusieurs comme un échec » doublé « d’un fort sentiment de culpabilité, du sentiment d’être jugées négativement, ou encore de pleurs répétés ». Mme Semenic se réjouit que la publicité de Mahée Paiement, qu’on l’aime ou non, ait ouvert le débat. Manon Niquette, elle, observe que la cause à défendre ne doit plus être celle de l’allaitement, mais celle des femmes qui allaitent. « Il ne faut plus se concentrer sur la promotion de la pratique, mais sur la promotion du soutien aux femmes. Je pense que cette transition est en train de s’opérer. Il y a une demande, un ras-le-bol du discours sur l’allaitement. » Pour Louise Nadeau, psychologue et chercheuse à l’Université de Montréal, un certain sexisme a trouvé refuge dans ce discours. « Les femmes deviennent intéressantes quand leurs comportements ont des répercussions sur les futurs citoyens, dit-elle, un brin cynique. Ce dernier tabou se manifeste à travers cette quasi-obligation d’allaiter, basée sur la science, bien sûr! On interprète les données probantes sur le mode idéologique, et le fond de sexisme ressort de manière parfois étonnante… » Des lois pour interdire les préparations lactées commerciales dans certains hôpitaux ou pour quasiment obliger les mères à allaiter font les manchettes ici et là dans le monde. Le Québec ne semble pas emprunter cette voie coercitive. Mais celle du soutien positif à toutes les mères reste à paver. Sur l’autre front, les luttes pour l’allaitement en public et contre les publicités trompeuses des compagnies de préparations lactées demeurent d’actualité.

Liberté de choix

Chantal Bayard a signé il y a quelques années un mémoire de maîtrise sur les attentes des futures mères par rapport à leur allaitement. « C’était très difficile de parler de la culpabilité des femmes tout de suite après le lancement des lignes directrices, rapporte-t-elle. Mais la publicité de Mahée Paiement a poussé des gens à prendre la parole pour dire qu’il y a peut-être un problème. » Avec sa collègue à l’Association pour la santé publique du Québec, Catherine Chouinard, elle prépare un recueil sur l’allaitement au Québec à paraître en . Le fil conducteur : « Il faut revenir à l’idée que les femmes sont autonomes et libres. » Elle réfléchit. « Si des femmes ne veulent pas allaiter, ce n’est pas parce qu’elles sont idiotes. Même si on leur répète que c’est meilleur pour le bébé, ce n’est juste pas leur choix! » « La femme qui décide de ne pas allaiter calcule que c’est le meilleur choix pour elle et son enfant, rappelle Manon Niquette. Il ne faut pas que l’allaitement devienne une cause antifemmes. Au contraire. Prendre possession de son corps et de sa maternité, c’est une cause profondément féministe. Ce l’était. J’ai peur que ça se perde… » Idée : et si, pour accorder la certification « amis des bébés », on formulait les objectifs d’allaitement selon le taux de satisfaction des mères, plutôt qu’en pourcentage de bébés nourris au sein, propose-t-elle. « La promotion s’orienterait sur la satisfaction des femmes et, irrémédiablement, les taux d’allaitement suivraient! »

Et maintenant?

La Direction de santé publique de Montréal a compris le message. « On ne s’attendait pas à une controverse de cette ampleur à propos de la pression ressentie par les femmes. On en avait eu de vagues échos. Là, on a entendu! » rapporte Francine Trickey, chef du secteur Tout-petits, familles et communauté. Elle assure que l’organisme agira en conséquence sur le terrain. « C’était latent. Il ne manquait qu’une occasion pour que ça éclate », croit-elle. Certaines réprimandes acerbes ont d’ailleurs été adressées à la Direction. Le Réseau d’action des femmes en santé et services sociaux, par exemple, lui a reproché dans une lettre « d’utiliser des images stéréotypées, sexistes et sexuées » dérogeant à la politique québécoise pour l’égalité des sexes. « On est satisfaites de notre campagne. On ne voulait pas dénaturer la vision de Mahée », explique Lise Chabot, chargée de fonction aux affaires publiques et aux relations de presse à l’Agence de la santé et des services sociaux de Montréal. Le message résonne-t-il jusqu’à Québec? Au ministère de la Santé et des Services sociaux, on conserve telles quelles les lignes directrices en matière d’allaitement maternel. Par contre, on indique que le rapport de Sonia Semenic sera pris en considération pour la révision, en , du Programme national de santé publique, qui définit les activités prioritaires à mettre en place. « J’espère que, plutôt que d’essayer de faire allaiter 100 % des femmes, on va réaliser que ce sont toutes celles qui vivent des difficultés et qui abandonnent faute d’appui dont il faut s’occuper », rappelle Mariève Paradis, une main sur son ventre rebondi.

Genèse d’une campagne controversée

Mahée Paiement a accepté d’emblée de devenir porte-parole de la Semaine mondiale de l’allaitement maternel. Le concept de la photo est d’elle. La photographe qui met ses parfums en marché a travaillé bénévolement à ce projet. Le but, précise le plan de communication, était d’encourager les mères actives à allaiter partout. La campagne a coûté environ 900 dollars à la Direction de santé publique de Montréal, selon les chiffres obtenus en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels. La somme a été consacrée à la programmation du site Web Moiaussijallaite. Mahée Paiement a eu droit à un petit cadeau d’une valeur de 88 dollars.