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Armée américaine – La menace intérieure

Armée américaine : quand le danger vient aussi de l’intérieur.

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Dans l’armée américaine, une femme sur trois aurait été victime de violences sexuelles. Un phénomène que le secrétaire à la Défense Leon Panetta a même qualifié d’« épidémie silencieuse ». Quand le danger vient aussi de l’intérieur…

« Je me souviens d’une jeune cuisinière qui s’était fait violer par quatre hommes. Après avoir été transportée à l’hôpital, elle s’est fait interroger par la division des enquêtes criminelles de 7 h à 16 h, cinq jours par semaine, pendant six semaines. On l’a finalement menacée d’exclusion de l’armée pour cause d’indignité si elle refusait de signer un papier attestant qu’elle ne porterait pas plainte. » Ces souvenirs sont ceux de Sarah Blum, une infirmière-psychologue vétérane de la guerre du Vietnam, auteure de Women Under Fire: Abuse in the Military, à paraître sous peu. Bien qu’ils remontent à plus de 50 ans, ils reflètent malheureusement toujours la réalité de milliers de femmes dans l’armée américaine.

Photographie de Mme Sarah Blum.
Les souvenirs de Sarah Blum, vétérane de la guerre du Vietnam, sont malheureusement le reflet de la réalité pour des milliers de femmes dans l’armée américaine.

Si l’armée a longtemps passé ce fléau sous silence, de récents scandales ainsi qu’un troublant documentaire, The Invisible War, diffusé en 2011 et gagnant de l’Audience Award au Festival du film de Sundance 2012, ont mis en lumière la gravité de la situation. En 2011 seulement, 3 191 cas d’agressions sexuelles ont été enregistrés dans l’armée, selon un rapport publié par le département de la Défense des États-Unis. La plupart des crimes n’étant pas rapportés, les mêmes sources estiment à environ 19 000 le nombre total de militaires victimes de viol ou d’agression sexuelle en 2010, soit l’équivalent d’au moins 20 % des femmes et 1 % des hommes.

Outrés par ces chiffres et par les nombreux scandales sexuels qui ont éclaboussé l’armée dans les dernières années, de plus en plus d’activistes et d’ex-militaires s’organisent afin de dénoncer la violence et le sexisme qui sévissent au sein des forces armées américaines, dont les femmes sont les premières victimes. En février 2011, 28 militaires et vétérans victimes de viol pendant leur service (des femmes et des hommes) ont porté plainte contre le Pentagone et les anciens secrétaires à la Défense Donald Rumsfeld et Robert Gates pour avoir ignoré et toléré les crimes sexuels, voire encouragé implicitement la survivance de telles pratiques.

Photographie d'une militaire avec un doigt d'homme sur la bouche (silence)

« La victime est parfois forcée de continuer à travailler avec son agresseur, qui est souvent son supérieur »

Sarah Blum, auteure du livre Women under Fire: Abuse in the Military, à paraître sous peu.

Au Texas, le célèbre camp d’entraînement de la Force aérienne de Lackland est récemment devenu le centre du plus gros scandale sexuel militaire depuis des années lorsque 12 de ses 475 instructeurs ont été accusés de viol, de sodomie et d’agressions sexuelles aggravées à l’encontre de 31 recrues féminines depuis 2009. Des crimes pour lesquels l’un des instructeurs, le sergent Luis Walker, a d’ailleurs été condamné à une peine exemplaire de 20 ans de prison.

De son côté, le journal britannique The Guardian révélait, dans un article publié en décembre 2011, qu’une femme déployée en Irak courait plus de risques de se faire attaquer par un de ses frères d’armes que d’être tuée par l’ennemi.

L’omerta

Angoisse de perdre son travail, peur des représailles : pas étonnant qu’une véritable culture du silence règne au sein des forces armées, malgré la médiatisation des récents scandales. Pour son livre Women Under Fire: Abuse in the Military, Sarah Blum a interviewé 57 femmes victimes de viol. Selon elle, l’environnement militaire a depuis longtemps fait comprendre aux victimes qu’il valait mieux se taire que de demander justice. « Une femme qui rapporte un viol dans l’armée américaine s’expose directement à de sévères punitions de la part de son commandement, ainsi qu’à des représailles de la part de ses confrères. Je me souviens d’une femme qui, après avoir rapporté son viol en Irak, a été emprisonnée, privée de nourriture, puis assignée à travailler pendant 24 heures d’affilée. La victime est parfois forcée de continuer à travailler avec son agresseur, qui est souvent son supérieur », déplore-t-elle en expliquant que les crimes sont presque systématiquement couverts, voire ignorés, par la chaîne de commandement de l’armée, tandis que les femmes, elles, sont blâmées.

« Il arrive que, lorsqu’une femme ose dénoncer les mauvais traitements qu’elle a subis, le commandement ne la laisse pas terminer son service militaire et la force à rentrer chez elle. Ce qui n’est pas sans conséquence pour la victime, qui est entre autres privée de l’assurance médicale dont elle aurait bénéficié si elle avait terminé son service », ajoute Mme Blum. Plusieurs victimes ont même récemment accusé l’armée d’émettre de faux diagnostics de maladies psychiatriques chez les victimes afin de se débarrasser d’elles.

Fausse justice

C’est en réponse aux statistiques alarmantes liées aux agressions sexuelles dans l’armée que le département de la Défense américain a mis sur pied, en 2005, le Sexual Assault Prevention and Response Office (SAPRO) pour superviser son programme de prévention des agressions sexuelles. L’initiative ne semble malheureusement pas porter ses fruits puisque depuis la création de l’organisme, le nombre d’agressions sexuelles déclarées au sein des rangs des différentes divisions des forces armées n’a cessé d’augmenter, passant de 2 688 en 2007 à 3 191 en 2011.

« Le problème des violences sexuelles existe dans tous les milieux et dans toutes les armées du monde. La raison pour laquelle l’armée américaine fait face à une telle épidémie est qu’elle a toujours été incapable de poursuivre les prédateurs, qui commettent des crimes à répétition. Tant que les commandants continueront à glisser le problème sous le tapis, la situation ne s’améliorera pas », explique Nancy Parrish, directrice de Protect Our Defendors, une association américaine qui défend les intérêts des militaires victimes de viol et d’agression sexuelle.

Selon le rapport annuel du SAPRO en 2010, sur les 1 025 accusés qui ont reçu des sanctions disciplinaires, seulement 51,6 % ont été poursuivis en cour martiale. Parmi eux, 19 % ont été acquittés, 22 % ont vu leurs chefs d’accusation annulés, tandis que 6 % ont été déchargés de leurs fonctions ou ont démissionné afin d’éviter des poursuites pour agression sexuelle. Les 53 % restants ont été condamnés.

« Dans le système militaire américain, lorsqu’une femme est victime de sévices ou d’un viol, elle doit le rapporter à son commandant. C’est lui qui décidera si le cas sera examiné, s’il y aura des poursuites et si la victime aura droit à des soins médicaux. Ce n’est pas de la justice, ça! » dénonce Nancy Parrish.

Le sentiment de toute-puissance

Qu’est-ce qui pousse un soldat à violer une consœur? C’est à cette question qu’a tenté de répondre la journaliste Helen Benedict dans un article intitulé « Why soldiers rape », publié dans le journal In These Times en août 2008. Selon elle, une misogynie enracinée, une vision historique de la femme en tant que proie sexuelle dans la culture militaire et une augmentation importante du nombre de femmes enrôlées sont à l’origine du phénomène. « Même si la plupart des soldats ne sont pas des violeurs et que la plupart des hommes ne détestent pas les femmes, dans l’armée, même le meilleur des hommes peut succomber à la pression d’agir comme si c’était le cas », affirme-t-elle dans son article.

« Les commandants nous traitent de noms horribles comme pussy, cunt, slut (« chatte », « plotte », « salope »). Ils n’utilisent pas ce genre de mots avec les hommes. Les hommes sentent qu’ils ont tous les droits sur les femmes et qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent de nous », déplore quant à elle Sarah Blum. « L’armée est un univers tellement masculin que les femmes y sont systématiquement perçues comme des objets sexuels plutôt que comme des personnes. C’est encore pire lorsque les soldats sont déployés à l’étranger. Quant aux ateliers de sensibilisation et de prévention du harcèlement sexuel, les soldats les prennent à la légère. Je déconseille à toutes mes amies de s’enrôler dans l’armée, car elles auraient à subir de très dures épreuves », ajoute Christopher Rowell, un ex-membre de la Navy.

Dans son article, Helen Benedict dénonce également les méthodes de recrutement de l’armée et cite deux études-chocs : l’une menée en 1996 par les psychologues L. N. Rosen et L. Martin, et l’autre en 2005, par Jessica Wolfe et ses collègues du Boston Veterans Affairs Health Center. Les deux études démontrent que dans l’armée, 50 % des hommes ont été victimes de violence physique dans leur enfance, que près de 17 % ont été agressés sexuellement et que 11 % ont subi les deux types de mauvais traitements. Benedict évoque également l’assouplissement des normes de recrutement dans le but d’augmenter le nombre de recrues depuis le 11 septembre 2001. Selon des rapports du département de la Défense, des candidats ayant un casier judiciaire et des antécédents de violence domestique sont maintenant acceptés dans les rangs de l’armée américaine.

Malgré la multiplication des groupes de pression, pour Nancy Parrish et Sarah Blum, la situation ne pourra s’améliorer que lorsque le gouvernement des États-Unis fera preuve d’une véritable volonté politique. Car selon elles, la seule façon de faire changer les choses serait de retirer l’autorité d’investigation, de poursuite et de gestion des plaintes de la chaîne de commandement de l’armée et de la transférer au système judiciaire civil, comme l’ont fait l’armée canadienne et l’armée australienne. « La justice militaire a prouvé trop souvent qu’elle est incapable de poursuivre et de punir les criminels », conclut Sarah Blum.  

La force du nombre

L’armée australienne est elle aussi aux prises avec des problèmes de discrimination et de harcèlement sexuel dans ses rangs. En août, Elisabeth Broderick, déléguée nationale à la lutte contre les discriminations sexuelles, a publié un rapport qui contient plusieurs recommandations pour réduire la violence dont les militaires féminines australiennes sont victimes. Parmi elles, l’instauration de quotas pour former une masse critique de femmes et l’accroissement de leurs perspectives d’avancement. Mme Broderick dit avoir recueilli des témoignages perturbants et estime que des obstacles pratiques, culturels et systémiques s’opposent aux changements d’attitude nécessaires envers les femmes. Le ministre de la Défense et le chef de l’armée ont exprimé leur soutien aux 21 recommandations de Mme Broderick, non sans évoquer la lourdeur des structures militaires. Source : Le Point. (Nathalie Bissonnette)

Au Canada

Au sein des Forces canadiennes, c’est la police militaire qui reçoit les plaintes, et non le supérieur immédiat de la victime, comme c’est le cas dans l’armée américaine. Dans un résumé du reportage de Yannick Bergeron publié en décembre 2010 sur le site Web de Radio-Canada, on apprend qu’entre septembre 2009 et juin 2010, la police militaire a mené une centaine d’enquêtes relativement à des crimes de toute nature. Selon des rapports d’enquête de la police militaire obtenus par le diffuseur canadien, la police militaire disait recevoir en moyenne près de 160 plaintes de nature sexuelle annuellement et mener une enquête pour chacune d’elles. Selon les mêmes rapports, les corps policiers du Québec reçoivent en moyenne deux fois moins de plaintes de même nature. La porte-parole de l’armée canadienne rappelait dans ce reportage que l’organisation compte sur des programmes pour prévenir le harcèlement sexuel et pour inciter les victimes à porter plainte. Quand même, à partir des centaines de rapports que Radio-Canada a pu consulter, les enquêteurs ont estimé que 80 % des plaintes étaient fondées. Source : Radio-Canada. (Nathalie Bissonnette)