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Le journal de Marie-Louise

L’histoire du Québec a retenu le nom de deux de ses filles,Marie Gérin- Lajoie et Justine Lacoste-Beaubien,

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L’histoire du Québec a retenu le nom de deux de ses filles, Marie Gérin-Lajoie et Justine Lacoste-Beaubien, mais pas le sien. Le journal intime de Marie-Louise Lacoste n’en offre pas moins un témoignage d’une grande richesse sur la vie privée au . Voyage au coeur d’un document inédit.

Dans le journal intime de Marie-Louise Lacoste (), en date du , on trouve une brève entrée : « Naissance du petit René ». Pas de détails sur l’accouchement, une expérience peut-être trop intime pour qu’on en parle, même dans un journal personnel. René Lacoste, 13e enfant de Marie-Louise, est baptisé le , puis vacciné en (elle n’indique pas pour quelle maladie). Il a ses deux premières dents en et se fait photographier ce même mois, apprend-on dans le journal, à travers la chronique des autres événements de la vie. Le , à l’âge de 11 mois et 1 jour, il meurt soudainement. « Il a fallu le rendre, cet ange que j’aimais tant à caresser, il n’était pas à moi et pourtant je me berçais de cette illusion », écrit la maman de 42 ans, accablée.

Rares sont les Québécoises du 19e siècle qui ont légué un journal intime. Parmi les plus connues : Henriette Dessaulles (), future journaliste à La Patrie et au Devoir, dont le journal de jeunesse était plein de spontanéité et d’intelligence. Citons aussi Joséphine Marchand (), journaliste elle aussi, qui parlait avec beaucoup de fraîcheur de ses angoisses religieuses et de ses hésitations envers le mariage. Ces deux documents ont été publiés, contrairement au journal de Marie-Louise Lacoste. Déposée à Bibliothèque et Archives nationales du Québec, sa brique inédite compte six lourds tomes qui couvrent les 30 dernières années de sa vie adulte, en plus d’un petit cahier sur sa jeunesse. Entrer dans ce journal, c’est faire un véritable voyage dans les mentalités du 19e siècle.

Les épisodes de toute une vie

Marie-Louise Lacoste, née Globensky, était une bourgeoise montréalaise mère de 13 enfants (5 garçons et 8 filles). L’une de ses filles, Justine, allait fonder l’hôpital Sainte-Justine, tandis qu’une autre,Marie,militerait pour le droit de vote des femmes. Comme son mari, Alexandre Lacoste, juge en chef de la Cour d’appel du Québec, avait été nommé sir par la reine d’Angleterre en ,Marie-Louise Lacoste jouissait du titre de lady. Sa vie était divisée entre ses responsabilités familiales (soins à ses proches malades, dîners familiaux, préparation des enfants pour le couvent…), sociales (réceptions d’amis, réunions mondaines, oeuvres de charité) et religieuses. Son journal nous donne accès à son emploi du temps, mais aussi à ses réflexions et états d’âme, ceux d’une femme sensible, pieuse, amoureuse, favorisée, oui, mais pas à l’abri des grandes épreuves de son temps…

Le , pas tout à fait un an après la naissance du petit René, toute la famille vient d’arriver à sa maison d’été de Vaudreuil. Les filles sont rentrées du couvent pour les vacances. L’atmosphère est gaie. Mais après le dîner, le bébé est irritable, il pleure. Dans son journal, Marie-Louise raconte sa mort rapide, cauchemar des mères de toutes époques : « Dans l’après-midi, mon petit René semble souffrir de sa dentition plus qu’à l’habitude, il refuse la nourriture. Je fais venir le médecin le soir qui le quitte à minuit, le trouvant mieux. Nous cherchons à l’endormir, mais le cher petit est agité et passe à tour de rôle de mes bras à ceux de la bonne jusqu’à deux heures après minuit où, le voyant changer à vue d’oeil, je cours appeler son frère pour rappeler le médecin. À l’instant même où [le médecin] entrait, le cher ange s’était déjà envolé vers le ciel… »

À la fin du 19e siècle,Montréal détenait le plus haut taux de mortalité infantile après Calcutta parmi les villes qui tenaient ces statistiques : un enfant sur quatre y mourait avant son premier anniversaire. Le phénomène était plus grave dans les quartiers populaires (surpeuplés et insalubres), mais la bourgeoise Marie-Louise n’était pas loin des statistiques : elle a perdu 3 enfants sur 13. On connaît aujourd’hui le principal responsable de ce taux effarant : le lait de vache, conservé et transporté de la campagne à la ville dans des conditions qui favorisaient la propagation de bactéries. Le journal de Marie-Louise constitue un témoignage rare et précieux de la façon dont les mères vivaient ce deuil.

Deux jours après la mort de son bébé, Marie-Louise décrit sa douleur, alors que le petit corps est transporté vers sa dernière demeure. « Déjà voici le moment où mon ange quitte pour toujours notre toit. Le père, les frères, les oncles lui font cortège pour le transporter à Montréal en haut de notre belle montagne pour y séjourner à côté de son cher petit frère Arthur [mort en ]. [Ce] jour de sacrifice indescriptible puisse-t-il m’être méritoire. » Toute l’année de son journal porte la marque du deuil.

Son mari l’exhortera à souffrir en silence comme une « bonne chrétienne ». Marie-Louise déclinera les invitations à des sorties. « Mon pauvre coeur brisé s’y refuse […], les fêtes me font mal », note-t-elle. On la verra retourner pleurer ses petits anges au cimetière. Les références à sa foi sont nombreuses au cours de ces mois douloureux. L’espérance de revoir ses enfants au paradis est sa seule consolation. Les difficultés de cette mère de famille ont poussé ses filles à l’action. Deux d’entre elles ont contribué à leur manière à transformer la société québécoise au cours des premières décennies du 20e siècle. Justine, qui avait 14 ans au moment de la mort du petit René, sera l’âme de l’hôpital Sainte-Justine et la présidente de son conseil d’administration de à (!). Quant à Marie, qui a vu sa mère s’engager dans plusieurs causes sociales, elle se battra toute sa vie pour l’amélioration de la condition des femmes et l’acquisition de droits juridiques et politiques. Les valeurs humaines qui ont guidé ces bâtisseuses se lisent en filigrane dans le journal de leur mère.

NDLR : L’auteure de cet article prépare une thèse de doctorat en histoire sur le journal intime de Marie-Louise Lacoste.