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Du Nigeria aux trottoirs européens

À Benin City, le mirage de jours meilleurs devient un véritable cauchemar pour des milliers de Nigérianes.

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Benin City, une ville du sud du Nigeria, est le point de départ d’un fructueux trafic qui alimente les réseaux de prostitution en Europe. Quand la promesse d’une vie meilleure se transforme en régime de terreur.

Panneau de la campagne contre la protitution.
Campagne de sensibilisation contre la prostitution à Benin City au Nigeria, point de départ d’un fructueux réseau de trafic humain.

Avec ses routes défoncées et ses maisons décrépites, Benin City est une ville pauvre et poussiéreuse comme il y en a beaucoup au Nigeria. Des milliers de jeunes gens désœuvrés y cherchent une échappatoire à la misère. Dans les innombrables églises « de réveil » disséminées dans la cité, des prophètes modernes prédisent à leurs fidèles une prospérité matérielle à venir, tandis que dans les rues, des pancartes proposent des cours d’italien, de français ou d’espagnol à tous ceux qui rêvent d’ailleurs.

« Vue d’ici, l’Europe apparaît pour beaucoup comme un endroit où les gens vivent bien et où l’on peut gagner de l’argent. C’est en tout cas de là que sont revenus ceux qui conduisent des voitures de luxe dans les rues de la ville, ou qui se sont fait bâtir de belles villas », affirme le gérant d’un salon de coiffure de Benin City. « La plupart de ces constructions ont été financées avec l’argent de la prostitution, ajoute-t-il. Ici, la plupart des familles ont au moins un membre qui est parti à l’étranger. Beaucoup sont des jeunes femmes sans formation; même si leurs proches le reconnaissent rarement, il y a peu de doutes sur ce qu’elles y font. »

Située à 350 kilomètres à l’est de Lagos, Benin City fut autrefois la capitale prospère d’un royaume qui s’est enrichi avec la traite des esclaves. Aujourd’hui, cette ville d’un million d’habitants est le centre d’une nouvelle forme de trafic d’êtres humains. Bon nombre des milliers de Nigérianes qui arpentent les trottoirs européens sont originaires de cette région.

Dans les années , le Nigeria traverse une période de déclin économique. Des femmes désireuses de fuir la pauvreté partent travailler dans des exploitations agricoles en Italie. La saison terminée, elles décident de rester et se prostituent pour gagner leur vie. « De retour au pays, quelques-unes ont fait construire des maisons et acheté des voitures, suscitant la convoitise de jeunes voisines, qui ont voulu les imiter. Les anciennes les ont aidées, moyennant paiement, à organiser leur départ. Petit à petit, des réseaux se sont mis en place », explique sœur Ikenna, du Comité pour le soutien de la dignité des femmes (COSUDOW), une association catholique qui aide les anciennes prostituées à réintégrer la société.

Photographie de Viviane.
Viviane, survivante du trafic humain, a été forcée de se prostituer pendant 6 ans, à Turin.

Souvent analphabètes, beaucoup de jeunes filles partent volontairement, poussées par le rêve d’une vie meilleure. D’autres y sont encouragées par leurs familles qui voient là un moyen de subsistance. La plupart des victimes affirment qu’elles ignoraient le sort qui les attendait. « Je travaillais dans un restaurant et une cliente m’a dit qu’elle pouvait me trouver un emploi de serveuse en Italie. C’était une occasion incroyable! J’ai pensé que j’allais enfin m’en sortir et être capable de financer les études de mes enfants », raconte Viviane. À 39 ans, cette femme ronde, au visage dur et marqué de cicatrices, a cinq enfants et un passé de prostituée à Turin. « On m’a fourni de faux papiers et un billet d’avion. Une fois là-bas, on m’a dit que j’allais faire le trottoir. » Sous la surveillance d’une « madame », une maquerelle à qui elle doit remettre tous ses gains, Viviane travaille tous les jours, par tous les temps, pendant six ans. Sans papiers, ne parlant pas la langue du pays, elle est à la merci de ses « protecteurs », qui lui demandent de rembourser une dette faramineuse pour le voyage. « Je leur devais 75 000 euros. Si je ne rapportais pas assez d’argent, j’étais battue. On m’a cassé des doigts, brûlée, torturée… »

À elle seule, l’Italie compterait environ 10 000 prostituées nigérianes. À 30 ou 40 euros la passe, elles doivent maintenir des cadences infernales. « Il m’arrivait d’enchaîner 10 clients en une soirée, se souvient Franca, 32 ans, revenue de Naples il y a deux ans. Certains étaient violents, me battaient ou enlevaient le préservatif pendant l’acte. » Lorsque des filles craquent et trouvent le moyen de s’enfuir, c’est souvent leur famille restée au Nigeria qui subit des pressions. « Un prêtre venait souvent nous parler dans la rue, raconte Franca, alternant entre anglais et italien. Comme c’était un homme d’Église, je lui ai fait confiance. Grâce à lui, j’ai été hébergée dans un refuge. Peu après, des hommes sont allés dans mon village pour menacer ma famille. Mes parents avaient tellement peur que ma mère m’a appelée en me suppliant de retourner chez “madame”. Mais j’ai tenu bon. »

Photographie de Sonia.
Avant son départ pour l’Europe, Sonia a été soumise à un rituel vaudou destiné à l’effrayer pour l’empêcher de trahir ses « bienfaiteurs », des trafiquants.

Méthode plus efficace encore pour s’assurer du silence des femmes : les trafiquants les soumettent, avant leur départ, à un rituel vaudou. « J’étais nue. Le sorcier a pris des mèches de mes cheveux et des poils de mon pubis. Puis, il a tranché le cou d’un poulet dont j’ai dû boire le sang et manger le cœur. Il m’a fait jurer que je ne trahirais pas mes bienfaiteurs, sous peine de mourir », raconte Sonia, une jolie jeune femme de 24 ans, aînée d’une famille de sept enfants, qui a été prostituée pendant deux ans aux Pays-Bas. La sorcellerie, ou « juju », est répandue au Nigeria. « Les filles y croient fortement et craignent les conséquences si elles ne respectent pas le pacte, déplore sœur Ikenna. Celles qui reviennent au pays le font parfois volontairement, mais le plus souvent parce qu’elles ont été expulsées après une arrestation policière. Et même après cela, la plupart refusent de témoigner. »

En , le Nigeria a adopté une loi contre le trafic d’êtres humains et créé une agence spécialisée (NAPTIP) visant à lutter contre celui-ci. « Nous faisons de la prévention en diffusant des messages à la radio, à la télé, et en tenant des séances d’information dans les écoles et les villages. Nous avons aussi mis en place une ligne d’urgence pour les victimes et leurs familles. Avant, les gens n’en parlaient pas facilement, mais aujourd’hui, on voit une différence et cela nous permet de procéder à des arrestations », dit Nduka Nwanwene, chef du service de sensibilisation publique à Benin City. Une amélioration qui n’a cependant pas réussi à enrayer le trafic. Dans un rapport américain publié en , le département d’État recense 262 enquêtes lancées par NAPTIP en , qui n’auraient abouti qu’à… 12 condamnations. Il mentionne en outre le manque de moyens financiers et humains qui limite les actions de l’agence.

Alors que les « madames » restent habituellement insaisissables, les rescapées des trottoirs d’Europe, traumatisées, parfois malades ou accros à la drogue, peinent à se réinsérer. « Beaucoup de filles sont mortes là-bas ou sont revenues avec le sida. D’autres ne peuvent plus avoir d’enfants tellement leur corps a été maltraité. J’ai la chance d’être en vie et en bonne santé. Je veux juste oublier et me reconstruire », dit une jeune femme au regard vide et au nez marqué d’une cicatrice, stigmate d’un coup que lui a donné un client. « Je voudrais me marier, mais si je rencontre un homme, je ne lui dirai jamais rien de mon passé. Ce que j’ai fait, personne ne peut l’accepter, ni Dieu ni la société. »

Souvent, la famille rejette aussi celles qui reviennent les poches vides. « Mon père me dit que je ne suis bonne à rien. Je suis partie en Europe et je n’ai même pas rapporté d’argent », souffle Viviane. Grâce à une aide de COSUDOW, elle a pu ouvrir une petite épicerie, mais peine à joindre les deux bouts. Trois ans après son expulsion du sol européen, partagée entre son rêve brisé et l’horizon bouché qui s’offre à elle, elle parle avec amertume. « J’avais presque remboursé ma dette. Après, j’aurais été libre. Et j’aurais pu moi-même devenir une “madame”. »