Aller directement au contenu

Mères au foyer 2.0

Les jeunes mères revendiquent la liberté de choisir un mode de vie différent de la mère travailleuse salariée.

Date de publication :

Auteur路e :

Les années 2000 ont vu éclore une nouvelle génération de jeunes mères au foyer, souvent éduquées, désireuses de demeurer près de leurs bambins jusqu’à l’arrivée du bus de la maternelle. Loin des ménagères des années 1950, elles adoptent un mode de vie qui s’inscrit dans le « prendre soin » plutôt que dans la soumission au conjoint. Ce choix à contre-courant, parfois perçu comme un recul, est-il compatible avec le féminisme? Peut-être bien.

Photographie d’une mère,ses 3 enfants en 1950.
Le modèle de l’archétype de la ménagère d’après-guerre est loin des mères au foyer 2.0, qui réclament un partenariat père-mère aussi solide que solidaire.

Elles ont tourné le dos au marché du travail. Le plus souvent pour une période circonscrite : de la naissance de leur premier enfant à l’entrée à l’école du petit dernier. Aller à la rencontre de ces mères au foyer, souvent diplômées et aux propos à mille lieues de la banalité, c’est faire deux constats. Le premier : nous les méconnaissons. De fait, elles ne figurent pas sur nos écrans radars : elles ne font l’objet ni de statistiques ni d’études qualitatives. Pour les dénombrer, il faut procéder par déduction. Selon l’Institut de la statistique du Québec, 78,7  % des mères avaient un travail rémunéré en 2008. C’est donc dire qu’un peu plus de 20 % des mères ne travaillent pas contre rémunération. Parmi elles, des femmes jeunes, scolarisées et issues de la classe moyenne. En excluant les femmes qui reçoivent une aide de dernier recours, on pourrait estimer ce groupe à un peu plus de 17 %.

Second constat : elles se sentent généralement ostracisées et leur mode de vie à contre-courant du modèle prédominant fait l’objet d’a priori. Vrai que notre attachement aux valeurs du travail et de la performance nous pousse à considérer comme improductive toute personne qui ne gagne pas sa croûte. Et parce que la dénomination « mère au foyer » renvoie à l’archétype de la ménagère de banlieue d’après-guerre, on pourrait voir dans cette occupation domestique une quelconque aliénation ou soumission, en plus d’une menace à l’autonomie financière de la principale concernée.

La liberté de choisir

Mère avec la mention Nous avons le choix.

Si la maternité n’était pas prise en considération dans les premières années de lutte pour l’accès des femmes à l’emploi (on cherchait alors à établir leur place dans tous les secteurs d’activité), le mouvement féministe a depuis joué un rôle majeur dans l’instauration de politiques favorables à la conciliation travail-famille. En 1996, la réforme de la politique familiale annoncée par le gouvernement du Québec s’est traduite par une série de dispositions qui, dans les grandes lignes, s’appliquent encore aujourd’hui. Parmi les plus marquantes, citons le déploiement d’un réseau de services de garde à contribution réduite en 1997 et l’entrée en vigueur, en 2006, du Régime québécois d’assurance parentale, plus généreux, plus souple et plus accessible que son pendant fédéral. Ces mesures ont largement facilité le maintien en emploi des mères québécoises, assurant ainsi leur autonomie financière, un levier essentiel pour l’atteinte de l’égalité entre les femmes et les hommes. Car qui dit autonomie financière dit aussi liberté de choisir, de partir et d’être maître de sa vie. Voilà pourquoi la décision de ne pas travailler contre rémunération étonne.

La clé réside peut-être dans cette prise de conscience : en faisant du modèle de la mère au travail la norme absolue, nous ne nous sommes pas attardées au fait que cette avenue ne convenait pas à toutes. Dans l’équation « femme + travail = nécessité », nous n’avons pas tenu compte de la variable « choix » — du moins pour celles qui en ont les moyens. Et c’est précisément ce que les mères au foyer revendiquent : la liberté de choisir, sans risquer d’être persona non grata. « Il faut en finir avec les normes et les modèles rigides. Chaque personne devrait avoir le droit d’être ce qu’elle estime bon pour elle. Rester à la maison pour s’occuper de ses enfants est un choix moral et éthique. Il n’y a donc pas de raison de le rabaisser », juge la sociologue Annie Cloutier, qui vient de publier un mémoire de maîtrise, Mères au foyer de divers horizons culturels dans le Québec des années 2000. Représentations en matière de choix, d’autonomie et de bien-être, qui s’intéresse au sens que donnent 10 femmes scolarisées de la région de Québec à leur choix de demeurer auprès de leurs enfants pendant quelques années.

Héritières du féminisme

Bien qu’il faille aussi l’entendre comme un refus de monter dans le train de la performance façon superwoman, celui qui mène, non sans heurts, à la réussite de ses vies familiale, personnelle et professionnelle, ce choix reste-t-il compatible avec des valeurs féministes? « Les femmes à qui j’ai parlé dans le cadre de mon mémoire sont majoritairement en faveur du féminisme et de l’égalité, rapporte Mme Cloutier. Elles reconnaissent que la lutte des femmes a rendu tous les choix possibles. C’est précisément pour cette raison qu’elles ne comprennent pas pourquoi le leur n’est pas reconnu. »

Photographie d’Annie Cloutier.

« Les femmes à qui j’ai parlé reconnaissent que la lutte des femmes a fait que tous les choix sont possibles. Pour cette raison, elles ne comprennent pas pourquoi le leur n’est pas reconnu. »

Annie Cloutier

Fille d’une féministe engagée, Hélène Jacques détient une maîtrise en sciences de la gestion de HEC Montréal. Cette maman à la maison ne voit pas l’indice d’un quelconque retour en arrière dans le fait de mettre sa carrière sur « pause » pour prendre soin de ses enfants. Au contraire. « C’est parce que nos mères nous ont menées à cette égalité des chances en emploi et aux études, et parce qu’elles nous ont donné confiance en nos possibilités que l’on accède maintenant à un autre niveau, c’est-à-dire se permettre d’arrêter de travailler un temps. » Ayant été en emploi avant sa première grossesse, elle a bon espoir de retrouver un travail dans son domaine lorsqu’elle l’aura décidé. « Et comme ma génération va travailler longtemps — Liberté 55, on oublie ça! —, ma carrière peut bien attendre un peu », calcule-t-elle.

Annie Cloutier rappelle en effet que le monde du travail s’est transformé depuis les premières luttes féministes. Normal, donc, que l’approche qu’en ont les femmes ait elle aussi changé. « Nos existences ne sont plus formatées comme avant. Autrefois, on occupait le même emploi de 17 à 60 ans. Aujourd’hui, il n’est pas rare d’avoir plusieurs vies dans une même vie. »

Dépendance financière : un danger?

Marginales, les mamans à la maison? Vraisemblablement. Selon Annie Cloutier, il y aura toujours plus de mères au travail que de mères au foyer. On ne parle donc pas de vague déferlante ici. Parce que délaisser le marché de l’emploi n’a rien de facile et demande quelques gros sacrifices. Notamment financiers, puisque le budget du couple se trouve amputé d’un salaire. Selon une étude réalisée par la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, les garderies subventionnées ont permis à près de 70 000 mères d’occuper un emploi en 2008, ou les ont incitées à le faire. En 1998, 18 % des enfants québécois d’âge préscolaire bénéficiaient de ce programme. Cette proportion a atteint 53 % en 2011. Une croissance unique au sein des provinces canadiennes.

Pour comprendre la réalité des mères à la maison, il faut assurément écarter le modèle de la reine du foyer soumise à son empereur de mari. Pour cette nouvelle génération, la résolution de prendre soin des enfants à plein temps est avant tout tributaire d’un partenariat père-mère aussi solide que solidaire. Les mamans que nous avons interrogées estiment même qu’une part du salaire de leur conjoint leur revient de droit. « J’ai le sentiment d’avoir la même valeur que lui. J’ai fait autant d’études et je travaille aussi fort, même si c’est à la maison. C’est équitable de partager le revenu », soutient Hélène Jacques.

Photographie de Maria De Koninck.
Maria De Koninck insiste pour ne pas condamner le choix de plusieurs jeunes mères, mais plutôt travailler à aller plus loin en matière de conciliation travail-famille

Néanmoins, la perte d’autonomie financière de ces mères, même transitoire, n’est pas sans inquiéter nombre de féministes. « Se retirer pour une longue période du marché du travail, c’est se placer en position de danger de dépendance. Il ne faut pas condamner le choix de ces mères, mais il n’en demeure pas moins que c’est quelqu’un d’autre qui gagne les sous », souligne Maria De Koninck, sociologue de la santé et professeure à la retraite de l’Université Laval. Pour elle, il faut aller encore plus loin en matière de conciliation travail-famille. « Il faut doter notre société de meilleures ressources collectives. On pourrait par exemple créer des milieux de plus grande qualité dans les centres de la petite enfance, afin que les femmes n’aient pas le sentiment d’abandonner leur enfant. Il faut aussi améliorer les conditions d’emploi des parents. Pourquoi ne pas leur donner la possibilité d’effectuer un retour progressif au travail? »

Les propos de Mme De Koninck trouvent écho chez Kathleen Couillard, maman à la maison, fondatrice du Journal des mamans rebelles et détentrice d’une maîtrise en microbiologie et immunologie. « Le travail est encore associé à “être comme un homme”. Mais travailler, pour une femme, c’est plus complexe que ça. Il faudrait un monde du travail mieux adapté aux femmes. J’aimerais que les mères qui restent un temps à la maison soient soutenues, mais aussi qu’elles aient d’autres choix que le boulot à temps plein ou l’arrêt total. Pour l’instant, c’est à peu près impossible de trouver une bonne garderie qui offre une place deux jours par semaine », déplore celle qui s’estime davantage féministe depuis la maternité.

Le retour des rôles sexués

Bien que ces mères assurent que leur choix ne s’inscrit pas dans le sillon d’un quelconque conservatisme — d’autant plus qu’elles projettent pour la plupart de renouer avec le monde du travail une fois tous leurs enfants assis sur un banc d’école —, Élisabeth Badinter, femme de lettres et philosophe féministe française, met tout de même en garde celles qu’elle nomme les filles et les petites-filles du féminisme. Dans son livre Le conflit, la femme et la mère (Flammarion, 2010), elle s’inquiète de voir des jeunes femmes faire des études et avoir des enfants sans réaliser l’insidieuse régression culturelle qu’elles subissent. Force est d’admettre que si certaines femmes se donnent le choix de travailler ou pas, elles sont rarement imitées par les hommes. Badinter y voit un retour à la spécialisation des rôles : les femmes se consacrent aux tâches domestiques et à l’éducation des enfants, les hommes se chargent du revenu familial. « Il faut faire attention, car la sexualisation des tâches revient très vite », signale également Maria De Koninck. Elle rappelle par ailleurs qu’après l’accouchement et l’allaitement, les deux parents sont physiquement égaux dans le « prendre soin ».

Un point de vue partagé par Dominique Méda, philosophe et sociologue française. Dans un article paru en 2008 dans la Revue française de socio-économie, intitulé Pourquoi et comment mettre en œuvre un modèle à “deux apporteurs de revenu/deux pourvoyeurs de soins”?, elle écrit : « l’égalité de genre ne pourra être vraiment atteinte que si les hommes prennent en charge une partie des tâches domestiques et familiales et que se met en place […] une configuration où les deux membres du couple participent également au marché du travail (deux apporteurs de revenu) et à la prise en charge des tâches domestiques et familiales (deux pourvoyeurs de soins) ».

Le modèle de la mère parfaite

Plusieurs féministes craignent par ailleurs de voir la maternité de nouveau portée au rang de vertu. On assiste effectivement, depuis quelques années, à une certaine idéalisation de la mater. Celle qui allaite longtemps, qui popote bio et qui lave les couches de bébé. « Je ne nie pas les problèmes de pollution causés par les couches jetables, mais ces femmes devraient plaider pour qu’on produise des couches biodégradables », objecte Élisabeth Badinter en entrevue.

Combattant l’apologie de la femme parfaite, elle soutient que, sous des couverts écologiques, la quasi-obligation morale pour les mères d’allaiter et d’être irréprochable à tous les égards s’inscrit dans la mouvance conservatrice. « Au-delà du problème des femmes, la société actuelle est très régressive. On est dans des positions de repli. »

« Cette idéalisation de la mère existe indéniablement », reconnaît Annie Cloutier, qui l’interprète davantage comme un écho à la quête de performance, omniprésente dans toutes les sphères de la vie, plutôt que comme un retour à de vieilles idéologies. « Le concept de la performance est profondément ancré dans notre société. Les mères à la maison n’y échappent pas. »

Il y a près de 15 ans, une enquête réalisée par Statistique Canada, Aperçu sur l’emploi du temps des Canadiens en 1998, indiquait que 33 % des mères au travail subissent un stress excessif en raison du manque de temps. Une proportion qui ne doit pas être allée en diminuant. Et puisque la perfection n’est pas de ce monde, une récente étude menée par des chercheuses de l’Université de Caroline du Nord révèle que les mères au foyer sont plus vulnérables à la dépression que les mères en emploi. Si aucun de ces modes de vie n’est sans écueils, l’heure a peut-être sonné pour le féminisme de reconnaître la valeur de chacun, et de se pencher sur les besoins et les réalités des nouvelles mamans à la maison. Pour les sortir de l’isolement. Et les délester de nos préjugés.