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Pour en finir avec l’honneur

Raymonde Provencher braque son objectif sur un phénomène grandissant dans son plus récent documentaire, Ces crimes sans honneur.

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Avec sa caméra pour seule arme, Raymonde Provencher se bat pour les droits de la personne depuis une trentaine d’années. Mue par l’indignation et le désir de conscientiser les gens à propos des crimes liés à l’honneur, la cinéaste braque son objectif sur ce phénomène grandissant dans son plus récent documentaire, Ces crimes sans honneur.

Dans le nouveau documentaire de Raymonde Provencher, quatre protagonistes témoignent de leurs sordides expériences sous la férule de l’honneur. Trois femmes — Aruna, une chrétienne d’origine indienne qui vit au Canada; Necla, une Turque qui habite en Allemagne; et Sara, une Kurde établie en Suède — ainsi qu’un jeune homme, Arkan, un Suédois d’origine kurde. Tous ont souffert de la tradition de la culture de l’honneur et l’ont défiée au péril de leur vie. Pour la cinéaste, la mise en lumière de leurs histoires personnelles permet de mieux comprendre la complexité de ce phénomène culturel obscur et de démontrer l’urgence d’agir. La Gazette des femmes s’est entretenue avec la documentariste, qui dénonce sans détour l’incompatibilité d’une culture de l’honneur avec une société qui prône l’égalité des sexes, et insiste sur l’importance d’une meilleure intégration des communautés immigrées à la société d’accueil, en particulier les femmes.

Gazette des femmes : Pourquoi avoir tourné au Canada, en Suède et en Allemagne?

Raymonde Provencher : Quand j’ai réfléchi à la façon de traiter les crimes d’honneur, j’ai décidé de suivre les routes d’émigration, afin de voir les réactions des sociétés d’accueil qui n’ont pas cette culture de l’honneur, ni ce type de traditions. Necla [NDLR : une auteure originaire d’Istanbul] avait écrit sur les façons de faire de l’Allemagne en matière d’intégration des immigrants, qui sont différentes des nôtres. En Suède, le modèle d’intégration ressemble un peu au modèle québécois. Leur affaire Shafia, ils l’ont connue 10 ans avant nous, avec Fadime [NDLR : une jeune femme qui avait témoigné devant le Parlement suédois pour dire qu’elle n’était pas la seule à subir des violences liées à l’honneur]. Elle était devenue un personnage public et croyait qu’ainsi, son père pourrait moins facilement lui faire du mal. Ça n’a pas marché : il l’a tuée. La Suède a alors décidé qu’il fallait faire quelque chose.

Je trouvais intéressant de ramener ces histoires au Canada, qui « balbutie » encore à ce sujet. Dans l’affaire Shafia [NDLR : dont les trois membres de la famille incriminés dans un quadruple meurtre ont été condamnés en ], on sait que les filles étaient allées se plaindre à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Plus tard, la directrice de la DPJ a déclaré – et je ne jette pas le blâme sur quiconque, cet organisme manque de ressources : « Le crime d’honneur, ce n’était pas dans notre radar. » On est en , au Québec, avec une immigration en hausse depuis des années. Comment se fait-il qu’on ignore tant de choses des communautés immigrées : leur culture, leurs traditions, les risques que nos valeurs soient heurtées de plein fouet? Je pressentais qu’on aurait un réveil assez brutal. C’est collectivement qu’il faut se réveiller. L’affaire Shafia n’est pas le premier crime d’honneur au Canada. Mais on n’en parle tellement pas publiquement que cette affaire est devenue notre point de non-retour.

Porter plainte, dénoncer, c’est aborder le problème en aval, alors qu’il y a déjà eu des coups ou des menaces. Comment s’attaquer au problème en amont?

C’est surtout une question d’éducation. Et d’intégration. Ces gens qui vivaient dans des pays où règne la culture de l’honneur viennent s’installer ici et on leur dit : « Gardez votre culture, vos traditions. » Ils se retrouvent dans un quasi-ghetto où les femmes subissent le code d’honneur et des menaces. On les livre à elles-mêmes dans un pays de droits et d’égalité. On les garde coupées de la société d’accueil. Elles ne savent ni l’anglais, ni le français, ni lire, ni écrire. Elles deviennent des esclaves au service de leur famille élargie. C’est un anachronisme! Pour moi, c’est même de la non-assistance à personne en danger en sol canadien!

Est-ce à dire que vouloir changer leurs mentalités, leurs coutumes est voué à l’échec?

Non, et ça peut se faire par l’intermédiaire des jeunes des deuxième et troisième générations, notamment. C’est intéressant de voir jusqu’à quel point ceux-là s’intègrent bien. Arkan est le seul gars que je connaisse qui ait écrit là-dessus, qui ait raconté comment il a été étouffé par cette culture de l’honneur, comment il ne veut plus en faire partie, et qui demande aux jeunes hommes de se lever. S’ils répondent à son invitation, on tient quelque chose. Si le fils Shafia avait refusé d’obéir à son père, l’histoire aurait peut-être été différente…

Avez-vous eu l’occasion de parler à des gens qui ont commis des crimes liés à l’honneur?

En Turquie, j’ai rencontré une mère qui avait été complice. Mais le raisonnement de ces gens ne va pas très loin, c’est toujours la même chose : « Le déshonneur était sur notre famille, il fallait laver notre honneur. » Ils justifient leur geste au nom de l’« honneur » et de la culture. Ce n’est pas une question de religion, c’est culturel. Il faut le dire et le redire. Et quand l’honneur de la famille est « entre les cuisses de ses femmes », il y a une dérive inadmissible qui ne fait que profiter au patriarcat. Quand on tue sa fille, on n’est plus dans l’honneur : on est dans la vengeance, l’oppression, la parfaite exploitation des femmes.

Mais en quoi le comportement de ces pères et de ces frères qui battent ou tuent leurs filles, leurs sœurs, leurs femmes au nom de l’honneur est-il différent d’un conjoint jaloux qui « saute une coche »?

La grande nuance, c’est que la famille est concernée dans le crime d’honneur. Et elle est complice. Tout comme la communauté.

De peur d’être vus comme des racistes, beaucoup de Québécois tendent à penser que ça ne les regarde pas. Que répondez-vous à cela?

Ces filles sont menacées de mort! Il faut s’en mêler! Comme le dit Aruna, avant d’arriver au meurtre, combien de côtes cassées, de filles défigurées, battues, emprisonnées, brimées? Quant à être raciste, avec la feuille de route que j’ai, je peux montrer que je ne le suis pas. Surtout que ce n’est pas du tout ce dont je parle dans mon film : je parle de droits, de liberté, de principes d’égalité. On s’est battues pour ça, et il ne faut pas reculer d’un iota là-dessus au nom de quelque culture que ce soit! Ça ne veut pas dire que ces gens vont perdre une partie de leur identité; je crois qu’eux aussi peuvent évoluer avec nous et faire grandir leur culture en rejetant ces moyens d’oppression des femmes qui viennent du fin fond des temps.

Pour les victimes de la culture de l’honneur, le prix à payer est très élevé : se soumettre, abdiquer leur liberté et leurs droits, ou risquer de tout perdre, jusqu’à leur vie, en se rebellant. Comment arriver à éradiquer ce phénomène?

Il faut discuter avec les familles. Encore une fois, c’est un travail d’éducation. L’exemple du Québec est tellement patent! Il y a 50 ans, les femmes se faisaient dire : « Comment, vous avez seulement trois enfants? C’est pour quand, le prochain bébé? » Ce n’est pas loin derrière nous, tout ça. Et on s’en est sorties par l’éducation. 

Affiche du film Ces crimes sans honneur

Ces crimes sans honneur sera à l’affiche à Québec et à Montréal dès le 11 mai. La cinéaste Raymonde Provencher sera présente à la projection du vendredi 11 mai à 19 h au Cinéma Excentris. Elle sera accompagnée d’Aruna Papp, une des protagonistes du film, de Barbara Kay, journaliste au quotidien canadien The National Post, et de Julie Miville-Dechêne, présidente du Conseil du statut de la femme.

Visionnez la bande-annonce.

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