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Le mécanisme démonté

Denise Stewart a transformé ses huit années de travail dans une maison d’hébergement en matière de cours sur le cycle de la violence conjugale.

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Denise Stewart a transformé ses huit années de travail dans une maison d’hébergement en matière de cours sur le cycle de la violence conjugale.

A Rouyn-Noranda, tous les chats ne sont pas gris la nuit. On a vu des ombres, peinture fluo rose à la main, marquer des trottoirs, des viaducs, des murs avec des slogans comme : « Aimer sans violence. Vivre sans violence. » Une façon de dire que la violence conjugale n’est pas un geste privé entre adultes consentants. Des citoyennes de cette même ville ont demandé à leur conseil municipal de mettre sur pied un comité de vigilance. Une façon de dire que la violence ne concerne pas que les femmes mais toute une communauté.

Initiative d’un autre ordre dans cette région du nord-ouest québécois : un certificat en intervention auprès des gens victimes de violence offert par l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue. Denise Stewart, une des fondatrices de la maison Alternative pour elles de Rouyn-Noranda y est chargée de cours. Plongée dans l’enseignement universitaire, elle a vite réalisé que ses huit années de travail en maison d’hébergement étaient plus que pertinentes. Son analyse est d’autant plus réaliste qu’elle s’est développée au cœur même de la vie quotidienne, permettant pour la première fois au Québec de conceptualiser ce cours. Introduction à la problématique de la violence conjugale a remis en question les valeurs des intervenantes et des intervenants du réseau de la santé et des services sociaux, des étudiantes et des étudiants en travail social, des policiers qui s’y étaient inscrits.

C’est le cas de Cécile Plourde de la Direction de la protection de la jeunesse à La Sarre. « J’ai appris à connaître le cycle de la violence et à l’appliquer dans mon travail auprès des familles qui se présentent à la DPJ, explique-t-elle. Je ne m’occupe plus uniquement du parent, je cherche l’individu qui se cache derrière ce rôle. Je remarque plus facilement les indices qui peuvent éclairer la dynamique qui s’est installée dans une famille. Que Denise soit encore branchée sur son expérience en maison d’hébergement fait toute la différence dans son enseignement. Les témoignages sur vidéo et ceux des femmes venues nous rencontrer au cours m’ont aussi amenée à changer ma façon de voir. Je comprends maintenant beaucoup plus facilement qu’une conjointe continue d’aimer son abuseur, qu’elle retourne auprès de lui. Bien des préjugés sont tombés à l’eau. »

Louise Saint-Germain a aussi suivi ce cours à l’UQAT. Elle était alors présidente de la Commission scolaire de Rouyn-Noranda et commissaire aux libérations conditionnelles : « Ce cours abordait le phénomène de la violence sous un angle féministe. Au début, les hommes craignaient un peu cette approche, mais ils ont vite changé d’idée. » Aujourd’hui inscrite à un baccalauréat en travail social, elle réalise jusqu’à quel point la compréhension du cycle de la violence tel que présenté par Denise Stewart a pu lui servir : « On pourrait penser que lorsqu’il n’y a pas d’agression physique, la violence n’existe pas. Mais une menace d’en recevoir une autre, une menace au revolver est un signe que le cycle est au maximum. »

Le cycle de la violence

Denise Stewart arrive dans ce cours à démonter le mécanisme de la violence conjugale. Chaque fait, chaque geste, chaque parole sont loin de figurer au chapitre des événements isolés. Ils deviennent une étape dans un cycle qui affecte la santé mentale et physique des femmes et des enfants et peuvent ultimement mener à l’autodestruction du couple quand ce n’est pas au meurtre de la conjointe. Prenons un cas classique. Il s’est fait engueuler par son patron, et le repas n’est pas prêt à son retour à la maison. Sans lien apparent, ces deux événements peuvent déclencher la première étape d’une escalade croissante de violence dans le couple. L’agression est d’abord psychologique : « Tu ne sais rien faire, tu n’es bonne à rien, surtout pas au lit… » Elle se sent diminuée bien qu’elle ressente de la colère. De son côté, lorsqu’il réalise sa gaffe, il s’excuse. La femme rationalise : « Non, c’est pas un gars comme ça. » Suit une période de rémission où tous les espoirs sont permis : cadeaux, promesses, gestes affectueux.

Tout baigne dans l’huile de l’amour et de la compréhension… jusqu’au prochain déclencheur qui peut, cette fois, venir du couple lui-même (elle donne naissance à un enfant; sa mère vient vivre à la maison; elle décide de suivre un cours ou de sortir avec ses amies… ). L’agression passe alors par le verbal : il lui fera son affaire, il la tuera pendant son sommeil sans qu’elle s’en rende compte… Elle se sent outragée mais aussi paralysée en sa présence. Il se justifie en disant qu’il avait trop bu. Elle se dit qu’il a eu une enfance malheureuse et qu’elle seule peut le comprendre. Il changera sûrement. En ne le quittant pas, elle minimise la violence et il se dit que ce n’est pas si grave puisqu’elle reste! Nouvelle phase de rémission avec cadeaux et expression de son désespoir si elle n’est plus à ses côtés. Il pense à se suicider. Elle se blâme, elle a honte, elle se sent coupable, elle a peur.

L’agression psychologique et verbale prépare à l’agression physique (gifles, pincements, coups, blessures, meurtre). Il est assez significatif de constater que l’agression, aux différentes étapes, commence souvent quand la femme décide de prendre un certain pouvoir en dehors du couple (aller au bingo, retourner étudier ou travailler). « La violence part de stratégies de contrôle qu’il faut identifier, dit Denise Stewart. Ne serait-ce, par exemple, que ce besoin d’aller chercher sa femme à heures fixes à son travail, d’avoir un malaise subit si elle sort avec ses amies, de lui retirer son affection. »

Comment arrêter ça?

Quand il s’agit de rompre le cycle de la violence, la comptabilité des coups et blessures et des paroles dénigrantes semble peser bien peu dans la balance. D’une femme à l’autre, le degré de tolérance varie à l’infini. Celle qui, à l’âge de 8 ans, a fermement empêché son père de s’approcher de sa mère, ne permettra sans doute pas à l’agresseur de se rendre jusqu’à la violence physique, mais elle pourra justifier pendant un bon bout de temps les agressions psychologiques et verbales de son conjoint. Pour une autre, un coup de poing qui l’a complètement sonnée n’est pas encore suffisant. Denise Stewart constate que souvent, les femmes victimes de violence conjugale ne voient pas ce qui leur arrive. « Certaines ont été battues plus de 30 fois et elles l’oublient; au fond d’elles-mêmes, elles se disent que ça ne se peut pas, que cet homme est le père de leurs enfants et qu’aux yeux de la famille, des amis, de la société, il passe pour un bon gars. Si personne ne la croit quand elle se décide enfin à raconter ce qui lui arrive, ça prend un bon bout de temps avant qu’elle en reparle. »

Comment arrêter ça? « Dans les maisons d’hébergement, le but des interventions n’est pas la rupture du couple à tout prix, précise Denise Stewart. Nous cherchons plutôt à faire alliance avec les femmes, à identifier la connivence sociale qui les maintient dans un rôle de victime, à les amener à se protéger ou à prendre elles-mêmes le contrôle. Cette femme qui veut retourner aux études, par exemple. Ses proches la blâment, lui disent qu’elle est une mauvaise mère. Elle pourrait éviter les personnes qui renforcent un tel sentiment et voir plus souvent ses amies au lieu d’adopter le modèle de la victime, de celle qui a le goût de passer à l’action mais qui, sous la pression, n’agit pas. » L’information sur les ressources disponibles peut aussi aider à rompre ce cycle, surtout si la femme sent que le but de la démarche n’est pas nécessairement la rupture. Elle peut chercher un emploi, retourner étudier, assumer un contrôle financier sur sa vie. « Elle peut aussi, dit Denise Stewart, décider d’arrêter ce cycle tout simplement parce que quelqu’un l’écoute pour la première fois. Alors, elle ne se sent plus seule. »