De 1965 à 1982, l’émission télévisée a rejoint les femmes là où elles étaient, là où elles en étaient.
« Quand je pense, à Femme d’aujourd’hui, je vois une
planche à repasser! »
Celle qui parle ainsi est encore une petite fille lorsque, en 1965, l’indicatif musical de l’émission module pour la première fois les ondes de
Radio-Canada. Sa déclaration déroutante n’a rien de surprenant : c’est souvent en repassant, en cousant, en cuisinant, que sa mère et des milliers d’autres femmes ont
assidûment suivi cette émission dite féminine…
Féminine? Aline Desjardins se souvient de l’accusation d’un chauffeur de taxi :
« Vous êtes en train de briser mon ménage! »
L’animatrice fétiche qui, de 1967 à
1979, cristallisera l’image de marque de l’émission confie :
« Il m’arrive encore maintenant d’entendre des commentaires de ce genre! »
Pour l’œil non averti,
Femme
d’aujourd’hui avait pourtant l’apparence de la parfaite conformité : excellente tenue, ton
BCBG, chroniques couture et décoration,
en somme de quoi permettre aux femmes de passer quotidiennement une heure agréable. Attention :
Femme d’aujourd’hui, c’était tout autre chose.
L’inceste, les jurées, la vasectomie, le suicide chez les jeunes, le rapport Parent sur l’éducation, comment divorcer… des sujets traités à fond, analysés sans détour.
Près de 4000 émissions proposent aux auditrices et aux auditeurs (le quart de l’assistance) de faire un tour de société. Plusieurs acceptent l’invitation : en période de
pointe, quelque 800 000 personnes se retrouvent devant l’écran. Selon la réalisatrice Michèle Lasnier,
« au cours des ans, l’émission a développé des racines profondes dans
la société »
. Pourtant, en 1982,
Femme d’aujourd’hui quitte l’écran.
Se reconnaître à la télévision
Mais plusieurs n’ont pas oublié.
« En 1972, j’étais directrice des soins infirmiers dans un hôpital. Mon supérieur voulait que je fasse signer une pétition contre
l’avortement. J’ai refusé. On m’a traitée de tous les noms, mais moi, je me suis sentie soutenue dans ma position par des propos entendus à Femme d’aujourd’hui. »
Au fil des tables rondes et des reportages, les spécialistes côtoient des gens du grand public. Une formule qui a donné énormément de crédit à l’émission.
« Pour la
première fois, on se voyait à la télévision!, explique une conseillère municipale. On s’est senties reconnues, écoutées. Ç’a été très important. »
Une autre habituée du rendez-vous quotidien, âgée maintenant de 77 ans, raconte avoir été souvent surprise et rassurée de constater que d’autres vivaient les mêmes
problèmes qu’elle, les mêmes remises en question.
Femme d’aujourd’hui a rejoint les femmes là où elles étaient, et là où elles en étaient.
« L’émission m’a ouvert
les yeux sur le monde, ajoute une écrivaine. Et sur moi-même. Je n’en étais pas vraiment consciente à l’époque, mais ce que j’y ai vu et entendu m’a aidée plus tard à faire
des choix pertinents. »
Beaucoup parlent aussi du sentiment de pouvoir, de confiance en soi qu’a fait naître la découverte de ces femmes qui, chacune dans leur domaine,
étaient « les premières à… ».
Pour cela, elles gardent à celle qui symbolise l’émission un coin de leur jardin secret.
« Aline Desjardins, c’était l’héroïne de ma mère, affirme une auteure de
théâtre. Moi j’étais jeune mais dans mon cerveau d’enfant, ses phrases, ses propos se sont gravés. Elle a influencé ma vie, presque de façon subliminale : maintenant, je suis
féministe. »
Une Chilienne aborde un jour Aline Desjardins en lui disant que, grâce à elle, elle avait appris la langue et compris la culture du Québec. L’animatrice avoue
:
« J’ai été émue. »
Et maintenant, Madame Desjardins?
« L’esprit de Femme d’aujourd’hui ne m’a jamais quittée. Ce travail a changé ma perception du monde. »
La télévision
peut-elle encore offrir une tribune du genre?
« Je ne sais pas. Je croyais naïvement que les thèmes que nous avions véhiculés se propageraient dans d’autres émissions. Ça
n’a pas été le cas; en fait, il est même très rare que les sujets qui préoccupent les femmes fassent la manchette. En ce sens, Femme d’aujourd’hui n’a pas été
remplacée. »
Le sera-t-elle un jour? Celles qui l’ont suivie le souhaitent. Elles en sentent même le besoin. Mais, signe des temps, pour rejoindre son auditoire, l’émission devra passer
en soirée… à moins bien sûr que la télé soit accessible au travail.