Art d’être, de vivre, de penser et de sentir le monde, la poésie est une façon de nommer autrement les choses à partir du lieu le plus intime en soi.
Malgré sa dimension intimiste et quasi hermétique, l’écriture poétique a attiré les femmes pour des raisons fondamentales recréer une parole aux consonances féminines
traduisant leur imaginaire propre, et raconter leur histoire occultée depuis des siècles. Dans cette entreprise, elles ont laissé une marque ineffaçable. Faisant éclater les
cadres rigides de la poésie conventionnelle, elles ont livré leur propre interprétation du monde. Fermentés par le nationalisme, leurs textes poétiques, de prises de position
sociales percutantes, sont devenus de plus en plus diversifiés et universels. Leurs voix, qui s’élevaient autrefois vers un idéal collectif, à la recherche de la Femme, se
rejoignent ou se distancient maintenant dans leurs œuvres. Une pluralité de visages féminins célèbrent aujourd’hui l’enfance, l’amour ou le quotidien dans un « amalgame de
théorie et de fiction ».
Les Nicole Brossard, Madeleine Gagnon, France Théorêt, Louky Bersianik, Suzanne Jacob, Michèle Lalonde, Suzanne Paradis ou Marie Savard sont les héritières directes de la
parole léguée par les influentes écrivaines québécoises Anne Hébert et Rina Lasnier. Elles ont, à leur tour, ouvert la voie à une multitude de créatrices du verbe. Pour n’en
citer que quelques-unes : Anne-Marie Alonzo, directrice de la revue
Trois, Josée Yvon, Jocelyne Felx, Yolande Villemaire et Francine Déry.
C’est d’abord par la poésie, ce langage à la fois instinctif et cérébral, que les femmes vont traduire leur quête d’affirmation et leur désir de libération. Sous le signe
de la quête nationale et de l’ouverture au monde, les années 60 permettent une exploration textuelle sans limite. En 1965 Nicole Brossard, poète, romancière et essayiste fonde
La Barre du jour en collaboration avec Roger Soublière, Marcel Saint-Pierre et Jan Stafford. Cette maison deviendra, avant les Herbes rouges, le centre de la nouvelle
poésie, et plusieurs numéros seront consacrés à la littérature féminine.
De rarissimes qu’elles étaient, les femmes avec l’arrivée de la modernité, se lancent à la conquête du texte en décloisonnant les genres : prose, récits et fictions
poétiques sont leurs formes privilégiées d’écriture. La poésie se modernise, s’urbanise et se rapproche du langage parlé.
A leur image et à leur ressemblance
L’éclatant
Speak White de Michèle Lalonde, porte-voix féminine du message québécois, met fin à une décennie de poésie nationaliste. On assiste à la montée du
féminisme avec la circulation des textes de Virginia Woolf, Kate Millet ou Betty Friedman. Le 4 juin 1972, Huguette Gaulin, poétesse et auteure de
Lecture en
vélocipède, tourmentée par la souffrance et le désespoir, s’immole sur la place publique. Écrivaine d’avant-garde, elle laisse l’empreinte d’une nouvelle conscience
féministe. Dans la foulée de ce mouvement, les femmes se cherchent une identité, veulent raconter leur quotidien et inscrire leur histoire dans le grand livre de la
littérature.
« Les femmes ont été marginalisées et infériorisées, affirme Nicole Brossard. A travers les âges, elles ont été véritablement violentées ou intimidées par les
lois, la religion ou les traditions, parfois directement par la force physique. Il faut maintenant, à travers des images positives de femmes, retrouver notre énergie créatrice
et la déployer dans notre subjectivité. »
En 1977, Nicole Brossard reprend la direction de la Nouvelle Barre du jour qu’elle avait quittée, au moment où L’Hexagone domine le paysage de l’édition poétique. Pendant
qu’elle publie
La partie pour le tout Madeleine Gagnon lance
Pour les femmes et tous les autres et Louky Bersianik fait paraître
L’Euguélionne. Ce
seront des publications-charnières sur la question de l’aliénation des femmes.
La même année, la Rencontre internationale des écrivains se tient sous le thème « Femmes et Écriture ». Denise Boucher, les Brossard, Gagnon, Théorêt sont là pour rendre
hommage à la subjectivité, pour célébrer une poésie du réel alliant le social et le privé. Marie Cardinal leur avait donné
Les mots pour le dire et elles prenaient la
parole.
A cette époque, la comédienne et poète Janou St-Denis, qui livre
La Roue du feu sacré, met en place une tribune de lecture poétique où les jeunes écrivaines et
écrivains pourront réciter leurs œuvres en public. Dix-sept ans plus tard, « Place aux poètes » est toujours assidûment fréquentée par les gens de lettres montréalais.
L’«animante » Janou StDenis, comme on la surnomme affectueusement, a mis au monde des dizaines de poètes, tels Francine Déry, Anne-Marie Gélinas, Gilbert Langevin ou Louis
Geoffroy.
Pourquoi la poésie?
La forme poétique est cet art du langage qui se manie au gré des émotions, du choc de l’instant et de la fulgurance de la pensée.
« Art d’écoute, d’intimité, de
recueillement, la poésie semble aujourd’hui accueillir des éléments narratifs »
, soutient Nicole Brossard. Si le poème classique s’écrit aujourd’hui en vers libres, les
femmes ont quant à elles opté surtout pour le récit poétique.
« Les femmes, explique Louise Blouin, membre du Comité de lecture des Écrits des Forges, ont une lourde
mémoire chargée du poids de la domination, et leurs siècles de silence les obligent à raconter. »
Art d’être, de vivre, de penser et de sentir le monde, la poésie est une façon de nommer autrement les choses, à partir du lieu le plus intime en soi.
« Les femmes ont
choisi l’écriture en 1970 pour aller très loin dans la vérité de soi et de l’Autre »
, souligne Madeleine Gagnon, professeure de littérature et écrivaine, dont le dernier
recueil de poèmes s’intitule
Chant pour un Québec lointain. « La poésie n’est pas seulement une esthétique, mais elle est aussi une éthique. C’est ainsi que les
femmes ont voulu parler de leur corps et de leur quotidien. Etre en amour avec le monde et le dire avec des mots. »
Pour Claudine Bertrand, poétesse et éditrice du magazine littéraire
Arcade, consacré depuis 1984 exclusivement aux textes de femmes, la poésie est une forme
littéraire qui lui convient en raison de sa densité, de sa concentration.
« On crée un univers en quelques mots, dit-elle, on élimine le superflu pour ne garder que
l’essentiel et lui donner plusieurs sens possibles. »
La poésie dit, énonce, affirme, selon France Théorêt, poète, professeure, cofondatrice du journal féministe
Les têtes de pioche et directrice pendant trois ans du
magazine culturel
Spirale. « La forme d’engagement que devenait le féminisme, poursuit-elle, ne pouvait pas s’exprimer dans le roman. Car la poésie tient compte
d’un temps et d’un espace métaphoriques plutôt que d’un temps historique. Dans le roman, il faut penser à toutes les dimensions et à la question de l’Autre. »
« Avec la poésie, la question du Je peut prédominer, question très liée au féminin dans la nécessité de l’affirmation. »
Les voies nouvelles
La poésie féminine a véritablement pris son essor durant les luttes féministes. C’est donc par des thèmes liés à l’oppression de la femme, aux travaux quotidiens, à la
maternité et à la filiation que les femmes abordent la littérature.
« Par ses prises de position individuelles, la poésie entraîne des prises de conscience sociales,
affirme Louise Blouin. Les poètes, par leur acte de synthèse, disent l’urgence d’une société. La libération des femmes, l’avortement étaient auparavant au cœur des
revendications poétiques, comme aujourd’hui l’écologie. »
On parle aussi de souffrance, du désir de communier entre femmes, de la problématique du corps, du rapport de couple et de la recherche de l’identité. Ainsi Louise Dupré
élabore une poésie de l’intime et du lien amoureux. Professeure de littérature à l’Université du Québec à Montréal, elle constate que depuis la fin des années 70, la poésie
est devenue plus lyrique, plus près du chant et de la litanie.
Les femmes posent également la question de l’échange avec l’Autre dans leurs textes. Les femmes rapportent ce qui les a stimulées venant d’autres femmes, d’un livre ou d’un
amant, note le directeur de la revue
Estuaire, Gérald Gaudet.
L’homme est très présent dans leur littérature.
« Mais non pas comme muse ou être désincarné, plutôt comme un égal avec qui l’on discute et vérifie des valeurs.
»
Si une certaine pudeur accompagne les écrits des femmes dans la poésie moderne, elles sont pointées du doigt lorsqu’elles affichent leur agressivité. France Théorêt, elle,
s’attaque aux thèmes controversés de la cruauté verbale, des effets du pouvoir sur les femmes et les enfants, de l’adolescence et du patriotisme.
« Notre imaginaire
féminin, affirmet-elle, révèle un refus de s’imposer comme le centre du monde, un refus de la cérébralité et de la rhétorique. La logique littéraire féminine consiste à
inclure l’altérité. »
La transmission des valeurs féministes à travers les générations préoccupe Marie Savard. Écrivaine, fondatrice des Éditions de La pleine lune et auteure de la célèbre
Folle du logis, elle questionne dans ses écrits les rapports entre femmes, leurs conflits et leurs codes d’éthique. Le féminisme a émergé lors des époques de
changements sociaux, rapporte Marie Savard.
« Mais de révolution en révolution, les femmes n’ont pas réussi à bâtir leur propre culture-refoulée par la culture
patriarcale-et imposer leurs propres valeurs. Elles demeurent travesties culturellement. »
En proposant l’émergence du sujet féminin dans la littérature, les poétesses
veulent réévaluer le sens que l’usage culturel donne aux mots. Complices d’écriture, elles doivent être vigilantes et tolérantes envers elles-mêmes pour conserver leurs
acquis.
« Là où il y a de la complicité féministe, les femmes créent un espace qui les rend plus audacieuses »
, dit Nicole Brossard.
Mais la dualité des pôles sexuels pourrait se résorber dans l’avenir. C’est ce que soutient Louise Blouin, qui entrevoit
« une union des forces, où les hommes auront
acquis une expérience de l’écriture féminine et où les femmes exprimeront leur sensibilité dans un langage masculin »
.
La relève de la garde
La troisième génération des poètes québécoises foisonne et rayonne en de multiples directions, exprimant une mémoire liée à l’individuel. Si la génération fondatrice a
revendiqué la liberté d’expression, celle des femmes de 20 à 35 ans a le mérite de foncer et de s’imposer. L’éclosion et l’expansion de la poésie féminine moderne sont tout à
fait remarquables. Les Denise Desautels, Hélène Dorion, Louise Cotnoir, Élise Turcotte, Rachelle Leclerc, Louise Dupré, Louise Warren et Jocelyne Felx remportent déjà
l’adhésion de leurs contemporains.
Denise Desautels a révélé ses multiples « fragments de femme » à travers une prose poétique « près du cri ». En quinze ans d’écriture elle a rédigé une quinzaine de
recueils avec la collaboration d’artistes visuels.
Mais la menace est une belle extravagance lui a valu le Grand prix de la poésie du
Journal de Montréal en
1990.
Leçons de Venise a reçu le Grand prix des Forges en 1991.
« Je suis une archéologue de l’intime, confie-t-elle, et je vrille l’univers de la mémoire, de la
passion, du désir et du deuil, car c’est en travaillant l’intérieur qu’on évite les pires catastrophes. »
Élise Turcotte écrit depuis dix ans. Professeure de littérature au Cégep du Vieux-Montréal, elle a remporté en 1987 et 1989 le prix Émile-Nelligan pour ses œuvres
La
Voix de Carla et
La Terre est ici. Elle a publié à l’automne 1991 un roman intitulé
Le bruit des choses vivantes. « La poésie demeure la forme
littéraire qui se rapproche le plus de la pensée, jetant un pont entre réflexion et création. Je tente dans mes écrits de dresser une cartographie de la vie sur terre.
»
Carole David a été critique littéraire pendant huit ans à
Spirale, au
Temps Fou et au
Devoir. Son premier recueil,
Terroriste d’amour, a
été honoré par le prix Émile-Nelligan en 1986. Elle a publié
L’endroit où se trouve ton âme en mars 1991. Dans ses œuvres, elle s’interroge sur la féminité qui, selon
elle, peut parfois être paradoxale et ambiguë. Elle exploite des sujets laissés de côté, telle la séduction, et met à jour les contradictions de la femme.
Hélène Monette livre son message en prose et en récits poétiques. Après
Montréal brûle-t-elle? en 1987 et
Lettres insolites en 1990, elle lance
Crimes
et châtouillements et
Le diable est aux vaches, où la révolte et la dénonciation voisinent le discours amoureux ironique. Frappée par les événements de
Polytechnique, elle soulève la dimension sociale des perceptions intimistes.
« Ma poésie plaque des images sur le quotidien. Je crois à la poésie lue et dite qui rejoint et
électrise les gens. »
Patricia Lamontagne, artiste polyvalente, est diplômée en art dramatique. Écrivaine depuis 1983, elle présente une poésie intégrée dans des spectacles multidisciplinaires.
Le théâtre, la musique et la danse sont incorporés à son écriture.
« La scène m’intéresse dans la mesure où la poésie y est incarnée. »
Car la poésie est pour elle
l’art prémédiatique, la base même de la littérature.
Le grand chemin
« Depuis que les femmes ont envahi la littérature, les écrivains ne peuvent plus écrire comme avant »
, affirme Alain Horic, directeur de l’Hexagone. D’après lui,
l’écriture des femmes domine en quantité et en qualité par ses innovations sur les plans formels de l’écriture et de l’expression du langage. La veine romanesque constitue
l’une de leurs lignes de force.
« La narration poétique, estime Louise Dupré, pourrait effectivement conduire nos poétesses à se tourner du côté du roman. »
Quant à l’avenir du genre poétique,
Mme Dupré prévoit, sous toutes réserves, le retour de la poésie en vers. Et elle anticipe, tel un mouvement de balancier, le renouveau du thème de
la collectivité.
Au Québec, il est fréquent de philosopher par la poésie.
« Et les femmes, comme le souligne Nicole Brossard, doivent se donner la possibilité de dire ce qu’elles pensent
de cette société, sans autocensure. »
Parce qu’elles ont un rôle primordial à jouer en littérature, elles doivent désormais se porter à la direction de maisons d’édition,
où elles sont encore largement minoritaires. »