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La confiance trompée

Peu importe avec quel professionnel et dans quel contexte elle se produit, la relation sexuelle ou amoureuse entre un thérapeute et une cliente n’est jamais justifiée.

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Isabel est une bibliothécaire dans la cinquantaine de qui son thérapeute a abusé sexuellement pendant dix ans. Jouant de son double ascendant de médecin et de psychiatre, il a entretenu avec elle des rapports qui l’ont complètement démolie. « J’étais comme Pénélope, raconte-t-elle; je défaisais le soir dans son lit ce que j’essayais de faire le jour en thérapie. » Elle est devenue alcoolique et boulimique-anorexique. Sept ans plus tard, sa vie continue de s’effondrer comme un jeu de dominos.

Selon la psychologue Lyse Frenette, la relation thérapeutique n’en est pas une où peut s’installer un rapport d’égalité : il s’agit dès le départ d’une relation où le thérapeute est dans une situation de pouvoir. L’intimité sexuelle en thérapie est un abus de ce pouvoir, elle est de même nature que l’inceste. « Le plus important, explique-t-elle, c’est de dire aux femmes qu’elles n’ont rien à se reprocher. La faute n’est jamais partagée moitié-moitié. C’est toujours au professionnel de respecter le cadre de la relation. Toujours » .

Personne ne peut évaluer précisément le nombre de victimes ni celui des thérapeutes abuseurs. Un récent numéro du Medical Post rapporte qu’un médecin sur dix en Ontario connaît un collègue qui a déjà abusé d’une cliente; certains en connaissent plusieurs. Des recherches préliminaires américaines avancent que 10% à 12% des thérapeutes auraient déjà abusé sexuellement d’une cliente et qu’ils récidiveraient huit fois sur dix. « Rien ne nous laisse croire que le taux soit moins élevé au Québec » , dit Lyse Frenette.

Thomas Mulcair, président de l’Office des professions du Québec chargé de veiller aux intérêts du public, écrivait à ce sujet aux présidents de différentes corporations en février dernier : « D’après nos propres analyses et les travaux produits ailleurs, les professions dispensant des soins psychiques ou physiques et celles devant assurer un certain soutien émotionnel aux clients seraient davantage susceptibles d’être concernées. » Dans la liste des professions annexée à la lettre du président Mulcair, on retrouve les avocats, les chiropraticiens, les conseillers d’orientation, les dentistes, les ergothérapeutes, les infirmiers, les notaires, les physiothérapeutes, les médecins, les travailleurs sociaux et les psychologues.

Mais peu importe avec quel professionnel et dans quel contexte cela se produit, la relation sexuelle ou amoureuse entre un thérapeute et un client ou une cliente n’est jamais justifiée. Toutes les professions proscrivent ce comportement, mais les psychologues sont les seuls à l’avoir explicitement inscrit dans leur code déontologique. Les autres regroupements professionnels n’ont qu’un article aussi large que flou qui exige de leurs membres « une conduite irréprochable sur le plan physique, affectif et mental » avec les clientes et les clients. Entre 1976 et 1988, une trentaine de décisions et de jugements disciplinaires québécois traitant de l’inconduite sexuelle signalée des professionnels de la santé ont été rendus : douze médecins, quatre infirmiers ou infirmiers auxiliaires et dix psychologues. La Corporation professionnelle des médecins du Québec ( CPMQ ) a enquêté sur les neuf plaintes pour abus sexuels reçues l’an dernier. Six d’entre elles se sont rendues devant le comité de discipline. « Ces plaintes sont traitées en priorité», explique le Dr Rémi Lair, syndic de la CPMQ. « On procède avec diligence pour trouver ce qui est arrivé exactement. La grande majorité des plaignantes sont des femmes. Les autres, de jeunes garçons et des adolescents. Les plaintes d’hommes abusés sont apparues pour la première fois à notre corporation l’an dernier » .

En douze ans à cette fonction, le Dr Lair n’a jamais eu connaissance d’une décision disciplinaire rendue contre une médecin en matière d’abus sexuel.

Seul responsable

Le délit sexuel en thérapie ne s’embarrasse ni de l’état civil, ni de l’âge, ni de la profession. Le psychologue de Caroline (elle est médecin) lui répétait à chaque séance à quel point elle était belle et douce et désirable. « Il me disait qu’il allait prendre soin de moi et que mon conjoint ne me comprenait pas. Il est devenu lentement la seule personne en qui je pouvais avoir confiance. »

Madeleine a été agressée sexuellement par son chirurgien il y a trois ans. Il l’a amenée dans une salle de conférence en prétendant lui expliquer le traitement qu’elle devait se donner à la maison. Il l’a prise par derrière, dévêtue et pénétrée. « Fais pas ta niaise», a-t-il dit quand elle a protesté. « Alors, je n’ai plus rien dit. J’ai pensé que si je hurlais, personne ne croirait qu’il me violait. »

L’abus sexuel par des thérapeutes peut prendre de multiples formes. Il peut s’agir de harcèlement, comme des remarques à répétition sur les vêtements de sa cliente, sa démarche ou son corps. Ou d’une agression unique comme c’est arrivé à Rania : assise dans le bureau de son psychiatre, elle parlait quand il s’est arrêté net de marcher, lui a pris la tête à deux mains et lui a éjaculé dans la bouche. Ou d’une séduction lente et progressive au cours d’une relation thérapeutique de plusieurs années et dans laquelle le professionnel se sert du climat de confiance pour abuser de sa cliente.

Qu’une cliente et son thérapeute développent un attachement mutuel est un processus normal dans une relation thérapeutique. Mais exactement comme le parent est le seul responsable d’un enfant et qu’il lui appartient de ne pas avoir d’intimité sexuelle avec cet enfant, le thérapeute est le seul responsable du cadre dans lequel se déroule la relation thérapeutique. « Bien sûr, souligne Marie Valiquette, psychologue et spécialiste de la question, la cliente fait souvent des avances au thérapeute, c’est même elle qui aura initié la relation sexuelle ou amoureuse en faisant des invitations claires. Mais ce genre d’invitations peut se présenter dans un processus thérapeutique et le psychologue est formé pour connaître cela. Il sait, lui, que la cliente cherche l’approbation d’une figure parentale et il connaît les retombées d’une éventuelle relation avec elle. On ne peut pas parler de consentement quand il y a une relation sexuelle avec un thérapeute. »

Dans Ce n’est jamais correct, un document à l’intention des victimes que Marie Valiquette a adapté, on peut lire que dans l’abus, la relation thérapeutique est utilisée pour satisfaire les besoins du thérapeute aux frais de la cliente. « C’est ainsi, explique-t-elle que le client devient très souvent le thérapeute de son psychologue. »

«Ma sonnette d’alarme n’a pas fonctionné»

Certains signes annoncent le danger. « Je faisais taire mes signaux d’alarme», se rappelle Caroline. « Je me disais que c’était mon chirurgien après tout, explique Madeleine. Je lui faisais confiance. » Même chose pour Rania qui s’est répété que son psychiatre savait ce qu’il faisait, que c’était lui le spécialiste. Très fréquente chez les personnes abusées, la rationalisation est un discours intérieur qui tente d’apaiser le sentiment de danger.

Entre autres indices qui peuvent mettre sur la piste : l’impression que la thérapie profite personnellement au thérapeute plutôt que d’être un processus d’apprentissage pour la cliente. Si le thérapeute propose une activité mutuelle inconfortable, même s’il ne s’agit pas d’une activité explicitement sexuelle; s’il se passe quelque chose de malsain pendant la thérapie, une clarification de la situation avec le thérapeute s’impose. Si le malaise persiste, c’est que ce signal doit être pris au sérieux.

Contrairement à la relation amoureuse caractérisée par l’intimité sexuelle et dans laquelle on recherche un rapprochement de plus en plus grand, la relation thérapeutique est très près de celle parent-enfant axée sur la séparation menant à l’autonomie. Si la dépendance s’installe, il y a lieu de s’inquiéter, de poser des questions au thérapeute et, en cas d’insatisfaction ou de crainte, d’en parler à des personnes de confiance. Dans plusieurs cas, l’intimité sexuelle est précédée d’actions qui sont inappropriées. Par exemple, le thérapeute qui fait des plaisanteries grossières ou à double sens, se déshabille pendant la thérapie, reluque le corps de sa cliente ou discute de sa propre vie sexuelle. Il arrive aussi que le thérapeute donne un statut spécial à la cliente en lui fixant des rendez-vous après les heures usuelles, en lui faisant des confidences, en l’invitant à sortir, en lui prêtant ou lui empruntant de l’argent, en instaurant le secret comme faisant partie de la relation thérapeutique, en lui offrant de l’alcool ou des drogues.

Il n’existe pas de portrait type des clientes et des clients abusés. Mais dans la recherche qu’elle a réalisée sur les séquelles des abus sexuels de thérapeutes, Marie Valiquette a constaté que 49% des femmes de son échantillonnage avaient déjà été abusées dans l’enfance. « Si une femme a été victime d’inceste dans son enfance explique Mme Valiquette, il y a de fortes chances pour qu’elle cherche à séduire son thérapeute avec l’espoir qu’il dira non, que lui refusera d’abuser d’elle. » L’abus par un thérapeute n’est pas un événement anodin. Les femmes en sortent meurtries avec une estime de soi à zéro. Toutes les femmes interviewées pour cet article ont songé au suicide et la majorité ont fait des tentatives, parfois nombreuses. « Si tu t’en sors vivante, murmure Madeleine, tu gardes quand même tes blessures pour toujours. » « Je ne m’aime pas du tout aujourd’hui, raconte Isabel. Je bois du vin blanc toute la journée et je me fais vomir. » Comment prévenir ces situations et éviter que d’autres personnes connaissent un tel désespoir?

En parler

Au milieu de la confusion, ces femmes ont besoin d’aide mais sont extrêmement méfiantes à l’égard d’un autre thérapeute ou de quelqu’un qui veut les aider. Composé de personnes abusées, de psychologues et d’autres personnes sensibilisées à l’abus sexuel des thérapeutes, RAPT connaît bien ces réticences. « La première chose à faire, déclare Hélène, porte-parole de RAPT, c’est d’en parler. Et surtout d’en parler sans être jugée, ce que RAPT leur permet en toute sécurité et dans la plus grande discrétion avec quelqu’un qui comprendra parfaitement la situation. » Son objectif est de « dévictimiser » les personnes qui ont subi un abus sexuel en thérapie et de dénoncer ces abus sur la place publique. « Plus on parlera, plus les professionnels sauront qu’on les a à l’œil » , ajoute Hélène.

Dans l’avenir, RAPT veut mettre sur pied des groupes de soutien de sept ou huit personnes accompagnés, par un psychologue. Actuellement en quête de fonds, RAPT souhaite aussi pouvoir soutenir financièrement les personnes qui poursuivent les abuseurs au civil. L’association compte déjà 80 membres dont la majorité sont des femmes.

Pour redresser la situation, Lyse Frenette mise beaucoup sur la formation des professionnels. « Il faut que les psychologues changent leur perception et sortent des stéréotypes. Parce qu’ils sont d’abord des hommes, ils doivent réfléchir sur leurs idées préconçues à l’égard des femmes. »

« J’aime croire que s’il y avait plus de professionnelles, elles ne géreraient pas leur pouvoir de la même façon » , estime pour sa part Diane Archambault, porte-parole du Centre d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel de Trois-Rivières. « Malheureusement, on a appris aux hommes à user du pouvoir alors qu’on a préparé les femmes à en être victimes. Mais les choses changent : chacun et chacune se remettent en question de plus en plus. »

Thomas Mulcair est formel : « Ce sont les corporations qui ont le devoir de former leurs membres à cet effet. Ils doivent les mettre en garde de façon que ça n’arrive pas, tout simplement. »

Du côté des femmes, la vigilance s’impose. Au moment de choisir médecin, travailleur social, physiothérapeute, il est utile de poser des questions sur sa formation, son expérience, ses techniques, son propre encadrement professionnel, ses tarifs, la durée prévisible du traitement ou du service. C’est là le premier pouvoir des futures clientes.