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Piétinement au pays des médias

De l’intérieur comme de l’extérieur, le courant ne passe pas bien entre les femmes et les médias. On a cherché, encore une fois, à se brancher mutuellement.

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De l’intérieur comme de l’extérieur, le courant ne passe pas bien entre les femmes et les médias. On a cherché, encore une fois, à se brancher mutuellement. « J’ai participé comme étudiante à un colloque sur les femmes et les médias en 1981 avec des idéaux très nobles et de belles illusions. Onze ans plus tard, j’ai toujours des idéaux très nobles, mais j’ai perdu beaucoup d’illusions. Je n’ai pas l’impression de vivre avec des acquis. J’ai plutôt l’impression que tout est encore à faire pour faire progresser le discours féministe et améliorer les relations hommes-femmes. » Ce témoignage de Guylaine Charette, 31 ans, reporter à CKSH Sherbrooke, résume le triste constat du deuxième colloque sur la question, organisé à Sherbrooke par le Centre des femmes de l’Estrie. Ce sentiment que les femmes piétinent au pays des médias-certaines parlent de recul-et trouvent difficilement une vitrine pour explorer les thèmes et les valeurs qu’elles privilégient s’est exprimé sur tous les tons. Il n’en demeure pas moins que les groupes de femmes ont besoin des médias pour remplir leur mission. « Les médias représentent des haut-parleurs dont nous pouvons difficilement nous passer pour rejoindre les femmes, ébranler les décideurs, interpeller les hommes, constate Diane Lemieux, coordonnatrice des Centres d’aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel (CALACS). Mais que pouvons-nous soutirer d’eux? Voilà une question que les groupes de femmes doivent se poser. » Pour y répondre, il importe de comprendre le pouvoir et le fonctionnement des médias, pour ensuite les utiliser de manière à être entendues, ce qui ne se fera pas sans une solidarité accrue entre journalistes et usagères et une vigilance critique soutenue.

Les pouvoirs des médias

Les médias exercent essentiellement trois types de pouvoir, le premier étant de structurer la réalité. « Les médias explique Armande Saint-Jean, féministe, ex-journaliste et professeure à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), magnifient ou, à l’inverse, banalisent la réalité par le choix des sujets abordés, des porte-parole, des angles de traitement. Ces choix sont déterminés par les valeurs et les positions à partir desquelles les médias fonctionnent. » Résultat : il y a un écart entre l’identité médiatique des femmes et leur identité réelle. Les médias ont aussi un pouvoir de médiation sociale. Ils font écho aux débats, tensions, échanges qui ont cours dans la société. « Ils font partie, rappelle Armande Saint-Jean, du système qui gère les rapports sur la place publique, système que l’on appelle, dans une analyse féministe, le système patriarcal. » Ce dernier a été ébranlé par le féminisme. « Les médias ont perçu cette secousse avec beaucoup de retard, note Armande Saint-Jean. Le système toutefois s’est ressaisi et repousse comme une menace cette tentative de changement. Cette fois, les médias l’ont perçue très rapidement. » Enfin, les médias détiennent le pouvoir économique d’une industrie de consommation dans un libre-marché où la concurrence est féroce. Ce sont d’abord des entreprises, poursuit Armande Saint-Jean. Les journalistes sont les employés de ces entreprises. Leur travail est une denrée périssable, dont les mérites sont évalués en fonction de critères de rentabilité, et non par rapport à un idéal de société ou de changement. » L’expérience des rares « patronnes » de presse confirme cette perception. Louise Boisvert, directrice générale de CHLT TV, la station du réseau TVA à Sherbrooke, met en lumière, sans ambiguïté possible, les impératifs commerciaux qui font la loi dans les médias. « Programmation et publicité travaillent ensemble pour concevoir des produits qui attireront nos clients. Ce que nous vendons aux acheteurs de pub, c’est de la « masse » , c’est-à-dire un bassin d’auditeurs. » La conclusion saute aux yeux : plus ce bassin est large et représente un marché cible, plus la vente est facilitée. Claudette Tougas, éditorialiste à la Presse, a été de 1988 à 1990 présidente et éditrice du Nouvelliste de Trois-Rivières. « Je pensais que je dirigerais l’information dans la Mauricie. Je me suis vite rendu compte que 99% de ma tâche consistait à gérer conventions collectives et budgets, à rencontrer les annonceurs, à faire la promotion du journal et la vente de cahiers spéciaux. Jamais ou presque, je n’avais le temps d’aller aux réunions de production de l’information. Lorsque je m’y pointais, j’étais « déconnectée. » J’aurais pu décider de la manchette, de la mention ou non d’une personne ou d’un sujet en page éditoriale, mais pour exercer ce pouvoir de façon satisfaisante, il aurait fallu que je laisse tout le reste de côté. » Les magazines féminins avec leur fort tirage-plus d’un million et demi d’exemplaires chaque mois-n’échappent pas aux lois de l’industrie médiatique, ce qui les place dans la situation ambiguë de véhiculer un double message : celui des articles et celui des pages de publicité qui présentent souvent une image contestable des femmes. D’un autre côté, la renaissance d’une presse féministe ne paraît pas viable dans la conjoncture actuelle, croit Françoise Guénette, de l’ex-Vie en rose. Les femmes doivent malgré tout se donner les moyens de se faire connaître, de faire passer leur message.

Miser sur nos atouts

Dans cette course à la couverture médiatique, les femmes ne se servent pas de tous leurs atouts, croit Diane Lemieux. « Nous sous-estimons ce que nous avons à offrir aux médias. Notre passion, notre combativité, ce pour quoi nous défendons certains dossiers, ce qui nous fait vibrer, ce qui nous choque, ce sont des atouts. L’expérience m’a prouvé qu’en restant branchées là-dessus, nous pouvons presque persuader les médias que c’est un privilège de capter notre savoir. En tout cas, nous nous plaçons dans une position suffisamment intéressante pour qu’on ne nous impose pas n’importe quoi. Nous avons encore le pouvoir de décider ce qu’on veut dire et comment le dire. A moins d’un manque d’éthique et de professionnalisme élémentaire, ce sera respecté. » Les succès du Réseau des femmes d’affaires et professionnelles de l’Outaouais (REFAP) démontrent ce qu’une stratégie planifiée peut apporter. En deux ans, le REFAP est devenu un groupe de pression incontournable dans les milieux d’affaires et politiques de l’Outaouais. « Nous avions décidé de nous faire voir et reconnaître comme des femmes de qualité raconte Michèle A. Deshaies, présidente sortante du REFAP. Je suis allée rencontrer le directeur du Dimanche Outaouais, un hebdo distribué dans toute la région. J’ai d’abord dû écouter ses doléances sur « les groupes de femmes qui exigent qu’on leur envoie uniquement des journalistes ou photographes de sexe féminin. » Ensuite, nous avons convenu d’une collaboration contre l’achat d’un peu de publicité. » Le REFAP a été présent dans 32 éditions de l’hebdo en 1991-1992. Un cahier spécial, financé par les commanditaires de l’événement, a été publié lors de son Gala Méritas annuel. Bien plus, l’information du Dimanche Outaouais était régulièrement reprise dans les trois hebdos du mercredi du même groupe de presse. Cette stratégie a porté fruit : le Réseau est passé de 70 à 200 membres et l’organisme jouit aujourd’hui d’une solide crédibilité. L’expérience du REFAP n’est pas unique. Certains des 21 chapitres régionaux de l’Association des femmes d’affaires du Québec (AFAQ) ont aussi tissé des relations rentables avec la presse locale. La plupart des hebdos sont distribués gratuitement à toute la population. Ils rejoignent donc les groupes socio-communautaires qui, eux, ont rarement les moyens d’acheter de la pub. Une complicité à l’interne les aidera à se tailler une place régulière. « Depuis que nous avons développé un lien privilégié avec une journaliste, dit Marie-France Hétu, du Centre de santé des femmes de l’Estrie, il est régulièrement question de nous dans l’hebdo local et nos communiqués sont diffusés. De plus, nous ne nous retrouvons plus sur la même page-ce qui pouvait être perçu comme une caution du Centre de santé-que les promoteurs d’approches alternatives que nous déconseillons lorsque les gens nous téléphonent. » Le fort taux de roulement dans les hebdos comme dans les groupes oblige toutefois à retisser constamment les alliances. Grande question : les hebdos sont-ils vraiment lus? « Les gens s’arrêtent souvent aux titres, parfois au premier paragraphe, regardent les photos et les légendes, reconnaît Marie-France Hétu. C’est pourquoi il faut jouer la photo, trouver des titres accrocheurs, soigner le paragraphe d’introduction. » Tout cela s’apprend. Des centres d’éducation populaire ou pour adultes, tel le Centre Saint-Pierre à Montréal, offrent de la formation en communication. L’Association des femmes d’affaires organise des sessions pour ses membres afin de les aider dans leurs relations avec les médias. Ces sessions pourraient bientôt être offertes sous peu aux groupes de femmes par les 21 régionales de l’AFAQ.

Dire sa façon de penser

Les diffuseurs sont assujettis à une réglementation publique qui définit leur mandat et balise leurs activités. Voilà qui donne aux groupes de femmes une base d’intervention pour obliger les médias à plus de rigueur et d’équité. L’Écho des femmes de la Petite Patrie, par exemple, s’attaque aux stéréotypes sexistes, alors que Grands-Mères Action de Saint-Laurent profite de toutes les tribunes pour dénoncer la violence. L’Institut canadien d’éducation des adultes (ICEA) s’intéresse pour sa part au cadre réglementaire des médias et exerce une vigilance qui ne demande qu’à être appuyée. « Les femmes journalistes ne doivent pas porter seules la responsabilité de faire connaître la parole des femmes, affirme Céline Signori, présidente de la Fédération des femmes du Québec. Nous devons les aider, parler aux patrons de presse. » Saviez-vous qu’un seul téléphone à une station de radio ou de télévision a le poids de 200 auditrices et auditeurs et qu’une lettre en a dix fois plus? « C’est ce qui a le plus de poids après la facture des annonceurs » , note Armande Saint-Jean. « Il faut prendre soin des femmes qui sont à l’intérieur des médias, propose Diane Lemieux. Elles ont, elles aussi, des batailles quotidiennes à mener. Il faut aussi que ces dernières prennent soin de nous (les militantes des groupes de femmes) et reconnaissent que le fait que nous soyons là les sert. » Mais il faudra de la patience et de la lucidité. « On ne peut reprocher aux médias de ne pas faire ce que le mouvement des femmes n’a pas fini de faire, c’est-à-dire transformer le monde » , prévient Armande Saint-Jean.