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Au feu les soutiens-gorge?

Depuis des années, vous entendez parler des féministes qui ont fait brûler leurs soutiens-gorge.

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En 1968, dans le New York Post, Lindsy Van Gelder trouvait le moyen de rendre journalistiquement intéressant le compte rendu d’une manifestation. L’image a dépassé la réalité et est devenue un faux symbole. L’automne dernier, dans le magazine féministe américain Ms. , auquel elle collabore régulièrement, la même journaliste rétablissait les faits et remettait le symbole à sa vraie place.

Depuis des années, vous entendez parler des féministes qui ont fait brûler leurs soutiens-gorge. Et vous avez probablement présumé que cette idée de mettre le feu à des sous-vêtements était sortie tout droit de l’esprit tordu de quelque extrémiste de droite, n’est-ce pas? Eh bien, chères lectrices, je ne peux vous raconter d’histoires. C’est moi, la fidèle collaboratrice de Ms. depuis de nombreuses années, qui suis en fait la mère du mythe de l’incendie infernal. Évidemment, je n’étais pas seule dans cette histoire; j’ai été aidée, si l’on peut dire, par Robin Morgan, la rédactrice en chef de votre magazine. Permettez-moi de vous expliquer.

C’était en septembre 1968. Même si le monde semblait être en pleine ébullition, le mouvement féministe organisé n’existait pas encore à cette époque. 1964… simple plaisanterie de la part d’un sénateur qui voulait montrer son mépris envers les droits civils des Noirs.

J’étais alors une jeune journaliste de 23 ans et je travaillais pour le New York Post, journal de tendance libérale pour l’époque, mais qui était en réalité un tabloïd classique. La plupart des journalistes de sexe féminin étaient reléguées aux chroniques féminines sur l’alimentation, la mode et les mariages. Les rares femmes dont on parlait dans les autres pages étaient immanquablement décrites au moyen de termes comme « femme blonde, mère de deux enfants » ou « jolie divorcée ». On m’avait souvent refusé des emplois de journaliste sous prétexte que je devrais plutôt rester à la maison et élever des enfants. Je m’épuisais à prouver que je pouvais « couvrir » les mouvements sociaux de l’époque.

Les choses n’étaient guère différentes dans la contre-culture. L’une des luttes les plus importantes était la bataille menée contre la conscription et la guerre au Viêt-nam… mais seulement dans le contexte où, comme disait le slogan, « les filles disent oui aux gars qui disent non ». La gauche était aussi engagée dans la lutte pour les droits des Noirs… mais uniquement des hommes noirs. La révolution des jeunes sur le plan du sexe, de la drogue et du rock roll battait également son plein, mais des femmes, y compris des jeunes filles du mouvement hippy, mouraient des suites d’avortements illégaux pratiqués en cachette. La principale différence entre notre génération et celle de nos mères, c’est que nous, on s’attendait à ce que nous « baisions ».

C’est à cette époque que Robin et quelques autres femmes radicales qui en avaient ras-le-bol ont organisé une manifestation contre le concours Miss Amérique à Atlantic City, ce symbole stupide, dégradant et avilissant de la féminité stéréotypée. (La plupart des gens prenaient ce concours très au sérieux en 1968! Ce titre était un des plus grands honneurs auxquels une femme américaine pouvait prétendre-hormis le mariage et la maternité-sans être taxée de « femme légère»). Lorsque Robin a annoncé pour la première fois ce projet de contestation, on a cru qu’elle plaisantait. Mes patrons ont eu exactement la même réaction en lisant le communiqué de presse de Robin. Des poupées qui faisaient une manifestation pour défendre leurs droits! C’était vraiment très amusant! On m’a demandé de rencontrer Robin et de rédiger un article humoristique. Pourquoi moi? Certainement pas parce que je gagnais mes galons a couvrir les problèmes sociaux sérieux. Non, on m’a choisie parce que les manifestantes avaient été catégoriques : elles ne s’adresseraient qu’à des journalistes féminines. Je me souviens qu’il ne m’a fallu qu’une vingtaine de secondes pour perdre toute objectivité journalistique : ces féministes étaient furieuses pour les mêmes motifs que moi-mais moi, je n’avais même pas encore trouvé les mots pour exprimer ma colère. La première question que j’ai posée à Robin était la suivante : « Comment puis-je me joindre à vous? » Durant l’entrevue, nous avions plutôt l’air de tramer un complot.

Dans les années qui ont suivi cette manifestation, Robin affirmait que parmi tous les points soulevés par les manifestantes, c’était peut-être le refus de s’adresser à des journalistes masculins qui aurait les effets les plus durables. Les salles de nouvelles étaient remplies de féministes qui n’osaient l’avouer, qui avaient compris que ce mouvement naissant s’adressait à elles et qui, au bout du compte, transmettaient le message au monde entier. Je me revois encore, au tout début de cette histoire, assise devant ma machine à écrire, à essayer de rédiger ce qui, autant que je sache, devait constituer le premier article à paraître sur le féminisme radical moderne dans un journal à grand tirage. J’avais un réel problème : comment publier un article sérieux, étant donné que le Post m’avait clairement demandé un article humoristique?

Dans le communiqué de presse, les manifestantes avaient annoncé qu’elles voulaient installer une immense poubelle de la liberté dans laquelle elles jetteraient soutiens-gorge, gaines, bigoudis, faux cils, perruques et certains numéros de magazines. Je jure que je me souviens qu’elles avaient l’intention d’en faire un feu de joie. La seule raison pour laquelle elles ne l’ont pas fait était que le chef de police d’Atlantic City avait menacé d’arrêter toute manifestante qui allumerait un feu sur la promenade sans avoir obtenu un permis spécial. Un permis qu’il n’avait nullement l’intention d’émettre d’ailleurs. Robin ne se souvient pas de ce projet d’incendie. En réalité, elle affirme que le conflit entourant le permis portait plutôt sur le projet du groupe d’organiser le couronnement d’une brebis vivante en guise de nouvelle Miss Amérique. (Rappelons-nous qu’en 1968, on se souciait peu des droits des animaux). Si sa mémoire est fidèle, je serai la première à reconnaître que j’ai fait preuve de négligence professionnelle en parlant des « bra-burners » plutôt que des « bra-trashers »

Cependant, l’expression « bra-burners », allitération fort agréable avait une connotation de nature morale en 1968. Au point culminant de la guerre, des milliers de jeunes hommes avaient brûlé leur avis de conscription au cours de manifestations publiques. Ce geste était associé à la dignité, à la bravoure et à la politique pure et parfaite. Parler de soutiens-gorge en flammes, c’était tout à la fois parler un langage que les hommes de la salle des nouvelles locales comprenaient et parler en code aux radicales de notre génération. L’essentiel de mon article dans le Post se lisait ainsi : « Mettre le feu à une carte de conscription ou à un drapeau est devenu un moyen d’action couramment utilisé par les groupes de protestation ces dernières années. Samedi prochain, un tout autre feu se prépare. Que diriez-vous d’un feu de soutiens-gorge? »

Après ce début digne d’un tabloïd, je continuais en assurant les lecteurs que « même si cela paraît amusant, il ne faut pas s’y tromper. Les femmes sont sérieuses… et certains de leurs projets pourraient bien assombrir le visage souriant de Bert Parks. » Le parallèle établi avec les mouvements de protestation reconnus n’était pas si farfelu, puisque l’une des fonctions de Miss Amérique consistait à distraire les troupes au Viêt-nam. Aujourd’hui, pourtant, quand je relis cet article, je ne peux m’empêcher de constater combien nous étions sur la défensive, Robin et moi. Robin s’excusait presque de rallier des femmes autour de questions qui pouvaient toucher directement leur vie plutôt que de les considérer comme des renforts venant appuyer les mouvements de gauche reconnus. Et moi, je décrivais Robin comme une « jolie brunette », et j’allais même jusqu’à parler de son mari. Mon article se situait quelque part entre « Ne faites pas attention à nous, messieurs » et « Écoutez-nous, s’il vous plaît, mes sœurs ». Le titre coiffant l’article était toutefois moins ambigu. Il annonçait simplement, avec éclat : BRA-BURNERS MISS AMERICA. La suite, comme on dit, est passée à l’histoire.

Toutefois, j’ajoute ici une note à l’intention de celles qui ont moins de 35 ans et qui se demandent tout simplement pourquoi les féministes ont été assez stupides pour lancer leurs sous-vêtements à la poubelle. A cette époque, chères lectrices, on ne portait pas de soutiens-gorge de sport ou de jolis petits modèles de chez Victoria’s Secret. Les soutiens-gorge étaient blancs, sans armature, inévitablement rembourrés, et ils avaient l’air d’avoir été conçus par la NASA, jusqu’à la pointe des bonnets. On les portait sous des jupons moulants et au-dessus d’une gaine qui vous broyait les intestins; car il n’y avait pas de bas-culottes dans les années 60, ce qui voulait dire qu’on se gelait les jambes en hiver et que les minijupes qui étaient de rigueur à cette époque laissaient voir notre culotte-les femmes qui n’appartenaient pas à la contre-culture n’étant pas censées porter le pantalon. En fait, au cours de la même semaine, j’ai écrit un autre article pour le Post sur ce qui était véritablement une des questions brûlantes de l’heure : les femmes devraient-elles avoir le droit d’aller au bureau, à l’école et au restaurant en pantalon? -l’invention du pantalon pour les femmes étant considérée comme un complot tramé par des couturiers masculins homosexuels qui voulaient que les femmes ressemblent aux hommes. Et cela, chères lectrices n’est pas une plaisanterie.