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Les Vietnamiennes, du champ de bataille au salon de beauté

Depuis huit ans, le Vietnam est un vaste chantier où tout bouge en même temps. Dans cette mêlée, les Vietnamiennes naviguent sans instrument. Difficile de savoir si elles avancent ou si elles reculent.

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Depuis huit ans, le Vietnam est un vaste chantier où tout bouge en même temps. Dans cette mêlée, les Vietnamiennes naviguent sans instrument. Difficile de savoir si elles avancent ou si elles reculent. Rue Hang Chuoi, à la librairie de l’Union des femmes vietnamiennes, les romans de Danielle Steel ont remplacé les biographies des héroïnes de la révolution. Sur un trottoir voisin, une vieille paysanne mendie. Non loin de là, les services de chirurgie esthétique de l’hôpital de l’Armée gonflent les poitrines de riches Hanoiennes en mal de rondeurs. Cette année, le supplément du Nouvel An du quotidien du Parti communiste étalait une pulpeuse blonde occidentale retenant de justesse les bretelles tombantes de son maillot de bain. Bienvenue en République socialiste du Vietnam, pays pauvre de 70 millions d’habitants. Ses femmes sont célèbres pour avoir levé des armées contre les envahisseurs chinois, descendu à la mitraillette des hélicoptères américains et œuvré à une révolution socialiste qui, sur papier, a mis fin à des siècles de féodalisme et leur a donné, non seulement l’égalité en droit, mais aussi des garderies et des congés de maternité payés. « La révolution a beaucoup fait pour les vietnamiennes » , dit Nguyen Kim Cuc, membre du présidium de l’Union des femmes, vaste organisation officielle ayant des ramifications dans toutes les communes du pays. « Mais l’économie planifiée était un échec. L’État n’avait plus d’argent pour payer les écoles et les hôpitaux. Il fallait changer » . Ainsi est né en 1986 le doi moi, la rénovation. Politiquement, le Parti communiste vietnamien demeure seul aux commandes. Économiquement, le capitalisme s’installe, une « économie de marché à orientation socialiste », comme disent les autorités. Huit ans plus tard, le pays est un vaste chantier où tout bouge en même temps : vague d’investissements étrangers, explosion des petites entreprises privées, privatisation anarchique et spontanée des écoles et des services de santé, renouveau de la religion et des traditions, retour des mendiants, des prostituées et des enfants de la rue. Dans cette mêlée, les vietnamiennes naviguent sans instrument. Difficile de savoir si elles avancent ou si elles reculent. « Le gouvernement nous demande des avis », dit Le Thi Nham Tuyet, universitaire respectée, préoccupée par la détérioration des services sociaux. « Mais comment conseiller sans savoir vraiment ce qui se passe? Le pays est grand et les réformes sont appliquées différemment d’un village à l’autre. Et nous avons peu d’argent pour la recherche ». Depuis peu, des féministes occidentales sonnent l’alarme. Les vietnamiennes, disent-elles, « reculent », « perdent les acquis sociaux de la révolution ». Les indices? Investisseurs étrangers refusant d’accorder les six mois de congé de maternité payé, réapparition de la prostitution, des mariages précoces et de la polygamie, chute du nombre de fillettes inscrites à l’école, arrivée des sex-tours asiatiques.

Entre Tu et Pham

Du côté économique, la situation semble encore plus inquiétante. Près de 79 % des travailleurs remerciés par les entreprises d’État, qui essaient de s’ajuster au nouveau mécanisme de marché, sont des ouvrières. Idem du côté du gouvernement qui a mis à pied 20 % de ses fonctionnaires l’an dernier, majoritairement des femmes. Bien plus, une offre d’emploi, parue au printemps dernier dans les journaux vietnamiens afin de recruter des employés cadres pour la ligne aérienne nationale, excluait les candidatures féminines. « La compagnie ouvre plusieurs bureaux à l’étranger », m’explique prosaïquement Lan, 33 ans, trilingue, sans enfant. « Ce sont des emplois très intéressants et bien payés, mais les femmes doivent rester avec leur famille » . Pas l’ombre chez elle d’une révolte ou d’une amertume. Tu, une enseignante de l’école d’agriculture de Bac Thai, proteste, elle. Les nouvelles règles exigent que les professeurs aient des diplômes supérieurs, de préférence acquis à l’étranger. Moins de femmes que d’hommes ayant bénéficié de bourses d’études à l’étranger, la plupart des enseignantes de Bac Thai sont menacées. Mais comment retourner aux études? L’université coûte désormais 150 CA par année et elles n’en gagnent que 20 par mois! Mais tout cela masque-t-il un autre phénomène, plus positif celui-là? D’autres statistiques dessinent un portrait opposé. Ainsi, les femmes seraient majoritairement à la tête des milliers de petits commerces qui ont explosé dans le pays, fleurissant comme des nénuphars après la mousson. Ateliers de couture, gargotes, boutiques de toutes sortes, salons de beauté, services de traduction, compagnies de tourisme, cours de langue, mini-hôtels… les femmes mènent la marche de l’économie privée, celle-là même qui a produit l’an dernier 70 % du PNB du pays! Certaines des entreprises vedettes du pays ont à leur tête des femmes, aussi bien dans le sud que dans le nord du pays. Les banquiers étrangers ne jurent que par elles. « Les femmes sont plus travailleuses, plus fiables », dit Jean-Pierre Fouché, un banquier français installé à Hanoi. Pham Chi Lan est secrétaire générale de la puissante Chambre de commerce et d’industrie. Plusieurs grandes entreprises de tourisme et d’hôtellerie doivent leur succès au travail acharné de leur patronne. « Ma mère a élevé les enfants pendant que je travaillais », admet Nguyen Thi Thu Ha, une Saigonaise de 42 ans qui a récemment négocié avec brio la construction du plus luxueux hôtel de Hô-Chi-Minh-Ville, l’ancienne Saigon, la vibrante capitale économique au sud du pays. L’ouverture économique des dernières années, avec son afflux d’argent étranger et de nouveaux emplois, a favorisé l’expression des différences. « Je veux des enfants, mais pas de mari », me dit Dien, 25 ans, employée d’une entreprise étrangère installée à Hô-Chi-Minh-Ville. « Un mari ça ne cause que des problèmes, il faut toujours le servir » . L’aide internationale-réapparue en masse depuis la fin des années 80, a amélioré la disponibilité des moyens contraceptifs, jusque-là limités à l’avortement, aux décoctions d’herbes et à des stérilets de mauvaise qualité. On trouve maintenant dans les villes des condoms de bonne qualité et des pilules contraceptives. Un réseau de distribution se met en place dans les campagnes. Mais la santé des femmes est loin d’être une priorité. « La femelle du buffle a droit à quelques jours de repos après avoir mis bas » , dit Monique Sternin, une Française qui œuvre dans des villages du Nord vietnam depuis plusieurs années. Ici, la femme est aux champs le lendemain de l’accouchement ».

A la campagne et à la ville

C’est dans les campagnes, là où réside 80 % de la population que la situation est la plus difficile. La réforme foncière de 1988 a remis la terre aux ménages et démantelé les coopératives. (La terre appartient toujours à l’État, mais les paysans possèdent un droit d’usage de vingt à quarante ans). Un marché de la terre-quoique illégal-s’est rapidement développé. A l’Union des femmes, on craint que les droits d’usage ne soient surtout émis au nom des maris. Nul n’a encore fait d’étude sur le sujet, la réforme, n’étant pas complétée dans tout le pays. Dans deux communes du Nord, des paysannes interviewées m’ont dit détenir des droits d’usage à leur nom. Toutefois, elles pourraient être des exceptions. Chose certaine, privés des services des coopératives, les paysans les plus faibles s’appauvrissent. Les plus forts s’enrichissent. Plusieurs organisations ont mis sur pied des programmes de petits crédits, souvent réservés aux femmes. « Les femmes sont plus fiables », dit la responsable de l’UNICEF, qui gère un imposant programme de crédit. « L’argent qu’elles empruntent améliore les conditions de vie de toute la famille. Elles ne le jouent pas aux cartes ». Dans plusieurs communes, cet accès exclusif au crédit a donné aux paysannes un pouvoir accru. Mais la vie est dure. En effet, bien que le pays produise plus de riz qu’il ne l’a jamais fait dans son histoire, les paysans n’en obtiennent que 0, 06 CA le kilo sur le nouveau marché libre. La famine sévit dans certaines régions montagneuses et du centre. « Une nouvelle guerre a commencé, celle du développement » , dit l’économiste vietnamienne Tran Thi Vanh Anh. « Il est encore trop tôt pour dire comment les femmes s’en tireront » En ville, les milliers de petites commerçantes qui gagnent désormais mieux leur vie se plaignent de ne plus avoir de temps à elles. « Même si je suis toujours fatiguée, je ne voudrais pas retourner en arrière » , me dit Thu, 34 ans, mère d’un enfant, qui jongle avec son boulot mal payé d’institutrice, des cours privés à des étrangers et de la spéculation foncière. Les ouvrières des nouvelles usines étrangères se plaignent de ne pas pouvoir y emmener leurs enfants comme elles le faisaient dans les entreprises d’État. « Je gagne plus, mais je ne peux pas m’absenter. La discipline est très stricte » , me dit une jeune ouvrière d’une usine de crevettes de la province de Minh Hai dont les journées de travail durent seize heures. Sur le plan politique, les femmes reculent. Depuis 1975, leur représentation n’a jamais été aussi faible au sein des instances décisionnelles. Elles formaient 32 % des élus à l’Assemblée nationale en 1975 et elles ne sont plus que 19, 5 % . « Les femmes sont occupées ailleurs », soupire Tran Thi Van Anh. Certes, le Vietnam de 1994 a ses femmes « maverick », comme la sous-ministre des Affaires sociales ou la viceprésidente du pays. Certaines femmes sont même devenues des symboles de dissidence, telles l’écrivaine Duong Thu Huong, héroïne de guerre qui critique maintenant le régime, ou la Dre Hoa, une Saigonaise qui ne se gêne pas pour dénoncer l’affaissement des services sociaux et l’incompétence des dirigeants. A côté d’elles, certaines épouses de dirigeants ont des habitudes de consommation bien peu révolutionnaires et alimentent le moulin à commérages de la capitale.

Qui parle pour les femmes?

L’Union des femmes, unique porte-parole officiel des femmes du Vietnam, manque de temps pour jouer son rôle de chien de garde. Le Parti communiste a réduit les crédits qu’il lui accorde. Comme toutes les autres organisations dites « de masse », l’Union doit désormais s’auto-financer. Pour ce faire, elle a accepté de gérer des programmes de développement : planification familiale pour les Nations unies, petits crédits par l’Unicef, etc. Tout cela est accaparant. Les « groupes de femmes », tels que l’Occident les connaît, n’existent pas au Vietnam. La loi ne reconnaît pas les organismes non gouvernementaux (ONG). Tout au Vietnam doit être relié à une organisation étatique, qu’elle soit de masse comme l’Union des femmes, ou clairement d’État comme une université. Mais même cela est en train de changer. Dans les vides créés par le retrait de l’État, une nouvelle société civile, encore informe et fragile, émerge. Ainsi, des chercheuses gagnant mal leur vie dans les universités ont créé des centres de recherche parallèles qui sous-contractent avec des universités étrangères. A Hanoi, des ONG étrangers intéressés au rôle des femmes dans le développement ont créé récemment une structure officieuse au sein de laquelle Vietnamiennes et étrangères collaborent. Certaines s’inquiètent de voir des féministes étrangères imposer leur grille d’analyse sans vraiment comprendre le Vietnam. Selon une sociologue de Hanoi, le débat dans les familles se joue rarement sur l’opposition entre une femme et son mari. Trois générations partagent souvent le même toit et le poids des voix varie lorsqu’il s’agit de prendre des décisions importantes. Pour les Vietnamiennes, le moment est critique. Certaines universitaires veulent dépoussiérer les vieilles valeurs confucéennes pour donner à la jeune génération une base sur laquelle bâtir une nouvelle identité. D’autres craignent que l’alliance entre ces valeurs confucéennes et les exigences de rentabilité du nouveau capitalisme forcent les femmes à battre en retraite sur plusieurs fronts. D’autres encore se réjouissent des nouveaux espaces de liberté créés par les réformes. « Dans le passé, nous devions tous nous comporter de la même façon » , raconte Tran Thi Van Anh. « Aujourd’hui, on tolère beaucoup plus l’individualité ». Mères célibataires et femmes divorcées ne subissent plus le même opprobre social. Des milliers de jeunes femmes embauchées par des entreprises étrangères découvrent une nouvelle indépendance financière. Des femmes plus âgées font revivre le culte des déesses que des années de communisme n’ont pu faire disparaître. Au grand théâtre de Hanoi, lors d’un spectacle organisé pour marquer le retour de Coca-Cola au Vietnam, trois jeunes Vietnamiennes court-vêtues chantent à tue-tête « This is a material world and I am material girl » . Autour du lac Hoan Kiem, le rendez-vous des amoureux, qui hier encore, s’y promenaient chastement main dans la main, de jeunes motards et leurs passagères défient les policiers dans des courses à la mort. D’autres vendent discrètement leurs faveurs aux étrangers de passage. « Les parents se plaignent que leurs enfants n’ont plus de morale et plus d’idéal; les jeunes se plaignent qu’ils n’ont plus de modèles » , soupire Dang Thang Le, professeure de philosophie au Collège de pédagogie de Hanoi. « Nous traversons une période de confusion. Comment être moderne sans perdre ce qui dans le passé a fait la force de notre peuple? Comment renouveler les valeurs du confucianisme tout en préservant l’égalité des femmes? Pour l’instant, personne ne sait » .