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Histoires de statistiques

Certaines études sur la violence conjugale renseignent sur l’ampleur du phénomène alors que d’autres en font mieux comprendre la nature et les effets.

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Certaines études sur la violence conjugale renseignent sur l’ampleur du phénomène alors que d’autres en font mieux comprendre la nature et les effets. Il faut éviter de confondre les unes et les autres et de faire dire aux chiffres ce qu’ils ne peuvent pas dire.

L’Enquête Santé Québec s’apprête à sortir de nouvelles données sur la violence faite aux femmes. Assisterons-nous bientôt à une autre controverse des chiffres? C’est bien possible. Toutes les enquêtes parues sur le sujet depuis quatorze ans ont suscité des débats : on les a contestées, tantôt sur la méthodologie, tantôt sur les définitions. Si bien qu’on ne sait plus très bien à quelle statistique se vouer.

Disons-le tout net. Pour qu’une enquête statistique puisse conclure que x % des Québécoises ont vécu tel type de violence, autrement dit pour qu’on puisse généraliser à toute la population féminine les réponses données par un échantillon de femmes, trois conditions doivent être remplies. D’abord, l’échantillon doit avoir été tiré au hasard. Puis, il faut pouvoir conclure que les gens qui n’ont pas répondu à l’enquête ne se différencieraient pas particulièrement des personnes répondantes. Il faut aussi, bien sûr, avoir obtenu un taux de réponse satisfaisant variable selon le type d’enquête.

Claire Durand, professeure de méthodes quantitatives au Département de Sociologie de l’Université de Montréal, croit que des problèmes de méthodologie ont alimenté la controverse en matière de violence faite aux femmes. « Certaines études ont sorti des chiffres alors qu’elles n’auraient pas dû. Elles peuvent constituer de bonnes estimations, elles fournissent souvent des informations précieuses sur le problème, la façon dont les femmes le vivent, les conséquences sur leur vie, mais elles ne peuvent conclure qu’une Canadienne sur dix, ou sur huit, ou sur deux, est ou a été victime de violence » .

Une Canadienne sur dix est battue par son partenaire

Linda MacLeod. Les femmes battues au Canada : un cercle vicieux, Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme, 1980.

Ainsi, la première donnée sur « les femmes battues au Canada » n’est pas une statistique au sens strict du terme, mais une estimation corroborée par les intervenantes qui travaillaient alors dans le domaine. Nous sommes en 1979. Linda MacLeod dispose de six semaines pour faire une recherche pour le compte du Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme.

Elle n’a aucun budget pour la collecte de données. Il n’existe par ailleurs aucune statistique sur la violence faite aux femmes. Et pour cause : à l’époque, presque aucune femme battue n’ose avouer sa situation.

MacLeod compile alors les données recueillies par 41 des 71 refuges pour femmes violentées. Elle tient compte du pourcentage de femmes refusées faute de place, et extrapole les résultats aux 71 refuges existants. Compte tenu du fait que les refuges se trouvent surtout en zone urbaines, elle grossit ce nombre de la proportion de femmes qui ne peuvent accéder à un refuge parce qu’elles vivent en régions éloignées. Elle ajoute à cela le nombre de demandes de divorces pour cruauté physique du mari.

Ses calculs l’amènent à conclure que 50. 000 femmes ont cherché de l’aide, ou en auraient cherché si elles avaient habité à proximité des services, ou ont demandé le divorce pour motif de cruauté physique. Qu’il y ait 50. 000 femmes battues parmi 5 millions de couples au Canada, cela équivaut à une femme sur cent. Comme certaines analyses suggèrent que, pour chaque femme qui déclare son cas, il en existe dix qui gardent le silence, la chercheuse en arrive à la proportion de une sur dix.

Comme d’autres membres du Comité canadien sur la violence faite aux femmes, Diane Lemieux a été surprise de voir ces chiffres étalés à la une des journaux. C’est que la brique de quelque 400 pages que venait de déposer le Comité canadien sur la violence faite aux femmes n’était surtout pas un recueil de statistiques, mais plutôt une vision du problème de la violence, alimentée par des rencontres avec quelque 4000 personnes (dont 85 % de femmes) dans 139 collectivités, par 800 mémoires et une vingtaine de recherches, doublée d’un plan d’action (plus de 400 recommandations) adressé au gouvernement fédéral.

Une femme sur deux a été victime de viol ou de tentative de viol dans l’enfance ou à l’âge adulte.

Plus d’une femme sur quatre a été victime de violence physique dans une relation intime.

« Projet sur la sécurité des femmes », dans Un nouvel horizon : Éliminer la violence-Atteindre l’égalité. Rapport du Comité canadien sur la violence faite aux femmes, 1993.

De fait, les statistiques qui ont fait la « une » des journaux occupent à peine quelques pages du volumineux rapport. Elles sont tirées du Projet sur la sécurité des femmes, une étude communautaire réalisée à Toronto et cofinancée par le Comité. Des entrevues approfondies ont été réalisées auprès de 420 femmes de 18 à 64 ans, dans le but de mieux connaître la fréquence, la nature et la portée de la violence sexuelle qui leur avait été infligée, notamment pendant l’enfance, et de la violence sexuelle et physique dans les relations d’intimité. Certaines entrevues ont duré 25 heures, et le matériel recueilli, par exemple, le récit par les répondantes des répercussions de la violence sur leur vie et des leçons qu’elles en tirent, est très riche. Cependant, les statistiques qu’on en a tirées ne peuvent être appliquées à l’ensemble de la population, notamment à cause de la taille trop restreinte de l’échantillon.

La moitié de l’ensemble des Canadiennes ont été victimes d’au moins un acte de violence depuis l’âge de 16 ans.

Le quart de l’ensemble des femmes ont été victimes de violence de la part de leur conjoint actuel ou d’un conjoint précédent.

L’enquête sur la violence envers les femmes. Statistiques Canada, novembre 1993.

Pour la première fois en 1993, Statistique Canada a mené une enquête sur la violence infligée aux femmes par les hommes. Sa méthodologie est inattaquable : des interviews téléphoniques ont été réalisées auprès de 12. 300 femmes de 18 ans et plus choisies au hasard.

Les définitions de l’agression physique et de l’agression sexuelle sont conformes au Code criminel. Les agressions physiques regroupent un large éventail d’actes, depuis les menaces jusqu’aux attaques causant des blessures graves, en passant par les bousculades, les gifles et les coups. Les agressions sexuelles vont des attouchements sexuels importuns à la violence sexuelle qui blesse ou mutile la victime ou qui met sa vie en danger. Claire Durand tique sur le fait que, dans les réponses, Statistique Canada ait eu tendance à regrouper certaines données, par exemple à mettre dans le même lot agression et tentative d’agression. Cela n’est évidemment pas suffisant pour remettre en question la crédibilité de cette enquête, qui demeure à ce jour la seule dont les résultats puissent être appliqués à l’ensemble de la population féminine.

A venir, l’Enquête Santé Québec

Menée pour la première fois en 1987, l’Enquête Santé Québec s’intéresse à divers aspects de la santé physique et mentale des Québécoises et des Québécois. Elle a été refaite en 1992, avec un volet supplémentaire sur la « résolution de conflits dans les familles ». Les résultats doivent être rendus publics au début de 1995.

Claire Durand prédit déjà qu’en raison du mode de sélection de l’échantillon (2000 femmes, âgées de 18 à 64 ans, mariées ou vivant avec un conjoint, séparées ou divorcées, mais ayant rencontré leur ex-conjoint au cours de la dernière année, choisies parmi les 16 010 ménages interrogés pour l’enquête), les résultats ne pourront être extrapolés à l’ensemble des Québécoises. « On pourra seulement conclure que les informatrices-clés, qui pouvaient être interviewées seules, ont telle fréquence de problèmes » .

Au-delà des chiffres

Solange Cantin, du Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femme, remarque par ailleurs qu’au fil des ans, la controverse des chiffres a changé de cible : auparavant, on critiquait la méthodologie, aujourd’hui on critique les définitions de la violence employées lors de ces enquêtes. Or, là réside sans doute le véritable problème. Les définitions retenues par les études reposent sur le concept de contrainte, et considère les différentes formes de violence comme parties d’un même continuum. La notion populaire de violence, celle que retiennent les principales critiques des études, l’associe à l’idée de brutalité et de comportement plutôt exceptionnel.

Diane Lemieux, membre du Comité canadien sur la violence faite aux femmes, est quant à elle prête à mettre un terme à la controverse des chiffres. « Je ne veux pas investir toutes mes énergies à démontrer que la violence existe. Quant à moi, la preuve est faite depuis longtemps. La rigueur statistique est importante, mais il n’y aura jamais d’instrument de mesure parfait » . Une invitation à voir… au-delà des chiffres.

« La violence envers les femmes : y a-t-il abus dans la manière de la définir et de la mesurer? », dans Informelle, Comité permanent sur le statut de la femme, Université de Montréal, Vol. 4, no 1, mars 1994.