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Écho des vedettes

L’autre face de la vie d’artiste: pour les comédiennes, musiciennes, chanteuses et danseuses, serait-ce encore plus difficile?

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L’autre face de la vie d’artiste : pour les comédiennes, musiciennes, chanteuses et danseuses, serait-ce encore plus difficile? La petite Gisèle avait 11 ans le jour où elle remporta un important concours de musique dont le premier prix était un séjour dans un camp musical réputé. Mais c’est le petit garçon, deuxième sur la liste des gagnants, qui est allé au camp musical. On lui a dit que « lui avait une chance au moins de faire carrière. Avec une fille, le prix se serait perdu » . Trente ans plus tard, la petite Gisèle Fréchette est devenue flûtiste à l’Orchestre Métropolitain et préside à la destinée de plus de 4000 musiciens, membres de la Guilde des Musiciens. Pas mal pour une fille qui ne devait pas faire carrière! C’est que la vie d’artiste n’est pas facile, comme dit le très sage dicton populaire, surtout quand on n’est pas vedette. A l’intérieur de la pyramide artistique, 93 % des interprètes gagnent moins de 20 000 $. Cela veut dire que la grande majorité de nos créateurs et artistes d’interprétation vivent sous le seuil de la pauvreté. C’est le cas de neuf musiciens sur dix, et de deux danseurs sur trois. Et, là comme ailleurs, plus on monte les paliers salariaux de la pyramide, plus les femmes sont rares. Proportionnellement plus nombreuses à l’échelon des moins de 5000 $, elles ne sont plus que 2 % dans les 50 000 $ et plus. Alors que les femmes avaient toujours été largement majoritaires à l’Union des artistes (UDA), la vapeur se renverse depuis quelques années et les membres féminins comptent pour moins de la moitié de l’effectif, tous arts confondus. Une chose cependant est commune aux femmes artistes-interprètes : peu importe leur secteur de travail, leur masse salariale représente 40 % de moins que celle de leurs confrères. « Au début, se souvient Hélène Dalair, maintenant directrice musicale de l’émission de télévision de Sonia Benezra, j’avais de la difficulté à négocier mes cachets parce que négocier, c’est aussi dire ce que tu vaux. C’est dommage, mais on dirait qu’il y a un sentiment d’infériorité ancré chez les femmes. Et même quand elles accèdent à un certain pouvoir, elles doivent encore se battre pour le garder. Il faut en faire toujours plus » . Sylvie Legault, comédienne et chanteuse, raconte qu’il y a deux ans, son regard s’est posé par hasard sur le contrat du collègue qui faisait une émission de radio avec elle. « Pour la même participation que la mienne, il était payé plus cher. Le plus drôle, c’est que je participais à une marche pour l’équité salariale juste après. Ironique, non? » Élisabeth Chouvalidzé comédienne et vice-présidente de l’Union des artistes, a déjà fait rouvrir son contrat en apprenant que son partenaire dans une série télévisée gagnait beaucoup plus cher qu’elle à rôle égal, même s’il avait dix ans d’expérience de moins! « Encore aujourd’hui, déclare Mme Chouvalidzé, on négocie toujours les cachets des femmes à un prix plus bas que ceux des hommes. L’argument des producteurs a toujours été que les hommes sont soutiens de famille. Pourtant, la société a changé et beaucoup de femmes ont aujourd’hui charge d’enfants et sont monoparentales en plus. Leur argument ne tient plus mais la pratique persiste » .

Faire face à la musique

Première femme présidente de la Guilde des Musiciens et seule femme à la tête d’un des cinq plus gros syndicats locaux en Amérique du Nord, Gisèle Fréchette reconnaît que les femmes ont longtemps été marginales dans le domaine de la musique. Encore aujourd’hui, il y deux musiciens pour chaque musicienne. Toutefois, les femmes ne cessent d’avancer et d’élargir leur champ d’action. Certaines sont aujourd’hui trombonistes, bassonistes, percussionnistes et même directrices musicales. « Les femmes ont commencé en musique classique, explique Mme Fréchette, et se retrouvent maintenant de plus en plus dans le champ de la musique populaire et dans les studios d’enregistrement, des lieux traditionnellement réservés aux hommes » . Jean-Guy Lacroix, sociologue et chercheur au Groupe de recherche sur les industries culturelles et l’information sociale de l’Université du Québec à Montréal, est également l’auteur d’une étude sur la condition des artistes au Québec. Selon lui, les femmes artistes ont plus de difficulté à se faire connaître parce que ce sont encore souvent les hommes qui occupent les lieux de reconnaissance et composent les jurys. « Quand vient le temps de diffuser des œuvres de femmes, les diffuseurs sont en général des hommes. La publicité des produits, ce sont encore des hommes. Et puis, on dira souvent aux femmes que le marché n’est pas prêt pour leurs œuvres. Bien sûr que le marché n’est pas prêt, puisqu’il n’a jamais été développé pour ça! » Mais les femmes sont tenaces et, comme pour leurs confrères, c’est la passion du métier qui finit par l’emporter. « Je gagne ma vie grâce à la musique depuis une dizaine d’années, explique Hélène Dalair. Et le travail que je ne peux pas faire, je le refile à d’autres. Je sais qu’il y a des cliques qui se forment et j’essaie de ne pas en faire partie, d’ouvrir tout le temps. J’essaie de faire travailler le plus de monde possible » . C’est que l’univers artistique est une hiérarchie. Certaines personnes accèdent à des postes-clés dans les écoles, les lieux d’embauche, les lieux de reconnaissance et détiennent ainsi les cordons du succès et de la bourse pour la carrière des autres. Or, dans le milieu des arts d’interprétation, les contacts sont la formule de Sésame. La grande question demeure encore la même cependant : faut-il favoriser les réseaux de femmes, au risque de se marginaliser et d’alimenter la séparation des deux univers ou faut-il pénétrer les réseaux traditionnels masculins, sachant qu’on devra y travailler deux fois plus dur pour la reconnaissance? « Les trajectoires d’hommes ne sont pas faciles, explique le sociologue Jean-Guy Lacroix. Le milieu des arts est un milieu extrêmement difficile et la discrimination n’est pas si visible que ça, même si elle est bien réelle. Les femmes sont toujours placées dans des situations où c’est plus difficile, c’est plus lent, où il y a plus d’obstacles. C’est en additionnant toutes ces petites choses qu’on se rend compte qu’en général, les femmes ont des trajectoires plus difficiles ». Au théâtre, les postes de direction sont très largement occupés par des hommes. « Voilà dix ans, poursuit Jean-Guy Lacroix, il était exceptionnel de voir une femme à la direction artistique, par exemple. Maintenant, il y en a quelques-unes. (On pense ici à Lorraine Pintal au TNM et à Michelle Rossignol au Théâtre d’aujourd’hui). Même chose du côté des premières chaises à l’Orchestre symphonique de Montréal. Ce dont il faut se méfier, c’est de la proportion alibi. Les Américaines l’appellent le syndrome des 35 % . C’est-à-dire que c’est bien d’avoir des femmes et que tout le monde est content tant que ça ne dépasse pas 35 % . En haut de cette marque, les hommes se sentent envahis et réagissent très fort » .

36 métiers

Dans les étages inférieurs de la pyramide économique des artistes, le second boulot devient une nécessité immédiate, un moyen de survie, selon Jean-Guy Lacroix. Lorsque l’artiste persévère dans le métier, c’est le deuxième travail qui subventionne son métier artistique. « Ils sont obligés de faire, non pas deux, mais trois et quatre métiers, explique-t-il. Ils n’ont pas le choix. Les comédiens qui ne font que du théâtre, par exemple, crèvent de faim » . Commerciaux, voix hors-champ, choristes, accessoiristes, figurantes, professeurs privés de musique ou de chant, serveuses dans les bars, guides touristiques, placiers, vendeuses. La plupart mènent plusieurs contrats de front, et pas nécessairement connexes à leur champ d’activité professionnel. « Il faut être débrouillarde pour se trouver du travail, explique Sylvie Legault. J’ai fait de la lecture pour la phonothèque de l’Institut national canadien pour les aveugles, par exemple, et toute sorte de petits contrats de chant pour vivre » . Une des particularités de la vie d’artiste, c’est précisément de devoir se tenir disponible en tout temps, ce qui rend leur horaire souvent démentiel. Un tournage de nuit après une représentation au théâtre le soir, une émission de promotion à la radio le lendemain matin : tout cela n’est pas rare. Prendra-t-on des vacances, songeant que « quelqu’un » téléphonera peut-être pour un rôle? Pas de journée de maladie non plus. A ce titre, les gens de la danse sont vraiment champions : plus de 60 % d’entre eux ont travaillé avec une blessure, tout en croyant qu’ils ne devraient pas le faire, « à cause de la grande pression qui existe dans ce milieu.

Et la famille?

« Une femme ne doit pas dire qu’elle est enceinte! Sinon, elle ne travaille pas » , soutient la comédienne Élisabeth Chouvalidzé. Elle-même a travaillé jusqu’à huit jours de l’accouchement. Un mois après, elle était de retour sur les plateaux. Comme toutes les travailleuses autonomes, les femmes artistes n’ont pas droit aux prestations de maternité de l’assurance-chômage, ni au congé parental. Les femmes membres de l’Union des artistes ont droit depuis quelques années à un cadeau de naissance de 1000 $ offert par la caisse de sécurité et de retraite de l’UDA. Les autres devront avoir économisé longtemps d’avance si elles espèrent pouvoir passer les premiers mois à la maison avec leur bébé, car elles n’auront aucun revenu pendant cette période. Ce qui ne les empêche pas du tout de faire des enfants. « Mon enfant ne m’a jamais nui, raconte Sylvie Legault, dont le fils a aujourd’hui 12 ans. Je me souviens d’avoir téléphoné à Jeannette Bertrand pour lui dire que j’étais enceinte et disponible. Une semaine après, elle m’a téléphoné pour un rôle qu’elle venait d’écrire » . Toutes n’ont quand même pas cette chance. Pour les danseuses, la question semble plus délicate. Particulièrement en ballet classique où des critères d’esthétisme très rigides sont imposés. Pour Marie-Josée Paradis, membre de la Compagnie Marie Chouinard, la question de la maternité est épineuse : « C’est qu’il faut arrêter de danser et revenir ensuite. C’est très difficile physiquement. J’ai 35 ans maintenant et je pense à la maternité forcément. Est-ce que je reviendrais après? Je suis déjà revenue après une blessure sérieuse au genou et ça a été très difficile. Mais je connais plusieurs danseuses qui ont eu des enfants. L’une d’elles en a même trois et elle danse encore! » De longues journées de travail, des absences prolongées durant les tournées, des soirées entières à jouer au théâtre ou à chanter; tout cela rend la vie familiale et de couple fragile. Douze à quinze heures de travail par jour, sept jours par semaine, Hélène Dalair voulait réussir : « Je suis ambitieuse, au sens de déterminée. Mais depuis deux ans, j’ai beaucoup changé mes habitudes de vie. A un moment donné de ta vie, tu dois fixer tes priorités. Le travail ne peut pas tout t’apporter. C’est l’autre côté qui te nourrit, te rend efficace dans ton travail : ta famille, ton conjoint, les parents, les frères, les sœurs. Pour moi, c’est très important ». Pour les femmes, artistes et mères, la double tâche apparaît malheureusement tout aussi inexorable que pour la plupart des femmes, avec un horaire chargé en plus. « Leur conjoint va accepter de garder les enfants, explique Jean-Guy Lacroix, mais il ne songera pas à planifier la garde. Ce sont encore les femmes qui doivent voir à l’intendance domestique et à l’organisation des tâches ».

L’âge et les rôles

Les artistes travaillent, ont des enfants et vieillissent comme tout le monde. Mais, pour une danseuse, la « vieillesse » arrive sans doute plus vite que pour d’autres. « La condition physique y est pour beaucoup, explique Marie-Josée Paradis. Mais je dirais que la forme du corps des femmes change beaucoup plus que celle des hommes, en vieillissant. Elle s’éloigne des canons habituels d’esthétisme ». Pourquoi n’y a-t-il pas de danseuse dans la quarantaine? Gaétan Patenaude, directeur général du Regroupement québécois de la danse, a une explication : « Certains disent qu’il n’y a tout simplement pas de rôles pour les danseurs et les danseuses de plus de 40 ans. On a beaucoup valorisé la beauté des corps jeunes plutôt que la maturité et un registre d’émotions plus vaste et plus riche ». Les comédiennes tombent elles aussi dans un trou noir vers l’âge de 35 ans et réapparaissent parfois passé la soixantaine. « Quand j’ai commencé ma carrière, raconte Mme Chouvalidzé, il y avait beaucoup de rôles de femmes mûres. Aujourd’hui, c’est le vide total! » Ginette Achim, agente d’artistes depuis plus de onze ans, confirme cela : « Il est vrai qu’on manque de rôles de composition pour nos comédiennes. Il manque de rôles, tout simplement, pour les femmes de 35 à 50 ans. Et puisqu’il y a plus de comédiennes que de comédiens c’est forcément plus difficile pour elles ». « On ne veut pas les montrer les grandes femmes. A part les Dames de cœur de Lise Payette, nommez m’en, lance Sylvie Legault. A la Ligue Nationale d’improvisation, on a fait un forum en 1980. C’était vraiment bien parce que les joueuses ont dit haut et fort qu’elles voulaient composer autre chose que la mère ou la putain sur la glace. On voulait que les gars arrêtent de nous installer automatiquement dans ces rôles-là ». Paradoxale, la vie d’artiste : à la fois très publique et très mal connue, aussi exigeante qu’ingrate sous certains aspects, mélange cruel de gloire et d’oubli. S’il est ardu de tirer son épingle du jeu autant pour les hommes que pour les femmes, ces dernières doivent manœuvrer avec encore plus de vigilance dans un marché encombré et féroce qui ne semble pas avoir le temps et la volonté d’examiner vraiment ses pratiques discriminatoires.

Une loi bénéfique

Avant l’adoption de la Loi sur le statut de l’artiste, (loi 90), les artistes étaient considérés parfois comme des salariés, parfois comme des entrepreneurs et parfois comme les deux, et chacun devait négocier ses propres cachets, même si les associations d’artistes suggéraient des barèmes. La loi, entrée en vigueur en 1990, reconnaît les associations d’artistes comme porte-parole officiels et oblige dorénavant les producteurs à négocier avec elles des conventions collectives avec, entre autres, des clauses sur les tarifs de base. Si un producteur n’honorait pas son contrat, l’artiste n’avait que les tribunaux civils comme recours. Il s’y retrouvait seul, à titre individuel. La loi 90 a institué des paliers d’arbitrage, mettant ainsi fin aux recours aux tribunaux et, surtout, facilitant l’exercice de leurs droits par les artistes. Avant la loi 90, les artistes collectionnaient des histoires invraisemblables avec le fisc. Par exemple, une comédienne se fait coiffer pour une série télé et va souper chez sa sœur avec la même coiffure. Le fisc refuse d’accepter le prix de cette coiffure, comme dépense de travail, puisqu’elle a servi à d’autres fins. Si la même comédienne s’était lavé la tête dès la sortie du studio, cette dépense aurait été déductible. Ce genre de situation ne devrait plus arriver maintenant que la Loi sur le statut de l’artiste a balisé l’interprétation des lois de l’impôt concernant les artistes. Bref, cette loi a sorti les artistes de la garde-robe légale dans laquelle ils se trouvaient sur le plan légal et fiscal. Et c’est à coup de mémoires, de manifestations et de pressions qu’ils ont décroché ce début de reconnaissance.

Dans l’autobus du show-business

Le merveilleux monde du spectacle se dessine à la manière d’une grande famille recomposée. D’un côté se trouvent les institutions comme Radio-Canada, l’Orchestre symphonique de Montréal, l’Office national du film ou les Grands Ballets canadiens, par exemple. Dans ces institutions, l’art est soutenu, subventionné et récompensé selon des critères culturels socialement reconnus et valorisés, et non pas commerciaux. C’est dans ces institutions et grâce à elles que les artistes peuvent poursuivre une carrière fructueuse, indépendamment du chiffre d’affaires qu’elles ou qu’ils représentent. Si les personnes-clés de ces hauts lieux de la culture reconnaissent la qualité du travail de quelqu’un, cet artiste pourra continuer son travail et gagner décemment sa vie. Là se trouvent les rares emplois stables et bien rémunérés, généralement accordés cependant, aux artistes visibles et connus. L’autre filière, c’est le marché culturel de masse : producteurs d’émissions de télévision, de spectacles et de films, promoteurs, télévision privée. Là règne la loi du marché et les artistes y sont jaugés selon leur valeur commerciale. Dans ce milieu, le dicton qui dit : « You are as good as your last film » prend toute sa dimension et la lutte y est extrêmement féroce. En fait, c’est seulement à l’arrivée des producteurs et des promoteurs privés que le marché du spectacle et l’industrie culturelle ont vraiment vu le jour. Jusqu’au milieu des années 70, il n’y avait pas de « marché culturel ». Il y avait des artistes, des œuvres et tout cela évoluait dans une sphère marginale. Depuis une quinzaine d’années, ce marché a explosé et ses artisans aussi : le nombre de comédiens et d’acteurs a augmenté de 173 % ; celui des danseurs de 176 % ! La production vidéo a quasiment triplé; le nombre d’emplois en radio et télévision a presque doublé et celui du milieu théâtral a augmenté de 127 % . Voilà pourquoi on dit que le Québec est bien petit. Tout cela a rendu les conditions de vie des artistes encore plus difficiles qu’avant. La nécessité de vendre des billets et des disques, des commerciaux et des entrées de cinéma exerce une énorme pression sur l’interprétation et la création.