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La part des pères

L’année de la famille achève de brûler ses dernières braises. Comme toute année de sensibilisation ou de propagande, avec sa cohorte de colloques savants, de discours compassés et d’enquêtes statistiques cela n’aura pas altéré la réalité toute crue des familles du Québec.

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L’année de la famille achève de brûler ses dernières braises. Comme toute année de sensibilisation ou de propagande, avec sa cohorte de colloques savants, de discours compassés et d’enquêtes statistiques cela n’aura pas altéré la réalité toute crue des familles du Québec. On aura beaucoup sonné l’alerte, crié au loup un peu fort et répété que les valeurs familiales devraient avoir plus de portée que les trémolos de la voix.

Pourtant une chose me paraît claire, encore et encore : il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Cela vaut pour l’amour de la famille dont on ne cesse de chanter les vertus sans pour autant poser des gestes qui comptent. S’il est connu et rabâché que ces petites cellules de vie se sont appauvries financièrement ces dernières années, on insiste moins sur le fait qu’elles ont gagné en souplesse et en invention pour contrecarrer les élans d’une société toujours réfractaire, dans les faits, aux mères qui travaillent.

Force est d’admettre aussi que les familles sont composées trop souvent, au propre comme au figuré, de trois membres : une mère, un enfant et un téléviseur, pour reprendre le mot d’un psychologue américain. Et cela, même quand il y a un père dans le décor familial. En clair, les familles se porteront mieux quand les pères feront leur part, toute leur part, amoureusement. Avant, pendant et après. Ce n’est pas plus sorcier que cela. Je suis persuadée que la part des pères assumée porte en elle le ferment d’une révolution dans les rapports entre les hommes et les femmes. Mais je dois avouer mon étonnement de constater combien de mères, jeunes et moins jeunes, n’ont toujours pas compris jusqu’à quel point elles ont intérêt à encourager et même laisser les enfants à leur père, la moitié du temps. Pour le meilleur et pour l’avenir.

Je comprends particulièrement la déroute des trop rares pères qui désirent vraiment la garde partagée après une séparation et à qui les ex-conjointes ou les juges refusent cette volonté pour les punir ou les convaincre que le vrai lien biologique primordial est maternel. C’est faux et pernicieux. Nous en avons assez bavé avec pareilles sornettes pour éviter de nous en servir à notre tour contre nos enfants et contre nous-mêmes, in extenso. Au nom de ce lien si précieux à préserver, les femmes ont dû, si longtemps, se contenter d’être de merveilleuses mères. Et de ce fait, elles ont eu du mal à se faire respecter comme citoyennes et travailleuses.

L’autre côté de la même médaille, c’est que l’immense majorité des pères agissent comme s’ils n’étaient pas connectés affectivement à leurs enfants. Ils ne leur consacrent qu’une part congrue de leur temps hors travail, ne partageant ni leurs joies ni leurs peines de manière soutenue, se contentant, parfois, d’aider leur mère dans quelques tâches connexes à l’intendance, sans parler du cirque des pensions alimentaires et des pères qui disparaissent sans laisser d’adresse. Pendant ce temps, leur progéniture enrage de se sentir rejet, ou pire, elle a déjà fait une croix sur cet amour impossible, l’amour père-fils, père-fille. Comme si les pères étaient nécessairement des handicapés affectifs génétiques. Et l’histoire se continuera à perpétuité tant et aussi longtemps que les pères ne seront pas encouragés ou placés devant le fait qu’ils doivent participer activement à l’éducation et aux soins des enfants.

Dans la mystique masculine, le temps de l’amour des petits n’est ni assez payant, ni assez viril surtout, pour que les vrais hommes le dilapident de cette façon. Les quelques pères précurseurs qui partagent vraiment les responsabilités, la charge affective et l’intendance liée au soin des enfants savent bien combien il est difficile pour eux de faire apprécier leur choix par leurs pairs.

Ce sentiment d’abandon et de non-reconnaissance des enfants par les pères gruge les rapports hommes-femmes depuis la nuit des temps. Il est à la base même de ce fossé qui fait que les hommes ont du mal à estimer et à aimer les femmes en égales et que les femmes n’ont pas confiance en les hommes. Pourquoi? Parce que la peur inconsciente à l’égard des femmes est en réalité la peur de l’omnipotence maternelle. Je ne suis pas la première à le dire. Cette image de la mère omniprésente, aimante et dominante, qui décide de tout, qui punit et récompense, qui offre et refuse, est reliée à un profond sentiment d’impuissance pour tout enfant, et particulièrement pour les garçons. Parce que, inconsciemment, les petits sentent bien que les parents ont, dans les faits, droit de vie et de mort sur eux.

Si nous voulons que les hommes nous aiment mieux et plus, il faut encourager les pères à s’occuper de leurs petits, dans toutes les circonstances de la vie, pour qu’ils apprennent de leurs enfants ce que tant de mères savent : que ce travail est ingrat, répétitif souvent rempli de frustration et de révolte voilée. Mais qu’il comporte une part de joie indicible à accompagner quelqu’un à se mettre au monde et à l’initier à l’aventure humaine.

Les conditions actuelles s’y prêtent, les femmes passant, pour une bonne partie d’entre elles, autant de temps à l’extérieur du foyer que les hommes. Les enfants sont en droit d’apprendre la vie, ses richesses et ses pièges de leur père et de leur mère. Pour devenir adultes, ils devront se séparer et se révolter contre leurs deux parents. Cela nous changera. Depuis des millénaires, la vraie rupture, c’est celle avec la mère, une séparation que les hommes font souvent bien mesquinement. Parce que la mère incarne tout le rapport parental, le meilleur et le pire.