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Une loi ou pas?

Au Québec, la paix publique règne et chacun peut exercer ses droits.

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Au Québec, la paix publique règne et chacun peut exercer ses droits. Pourquoi donc légiférer sur la laïcité? L’enjeu est peut-être de nature collective, et non individuelle…

Périodes de non-mixité dans les piscines publiques, retrait des femmes dans certains services publics pour ne pas outrager des clients masculins, lieux de prière dans des établissements d’enseignement : ces dernières années, les demandes de citoyens au nom de leurs croyances religieuses se sont multipliées… et ont été grandement médiatisées. Elles ont même mené à la controversée commission Bouchard-Taylor. Et le tout a abouti à la grande question de la réglementation.

Une loi qui décréterait le principe de laïcité dans notre société et interdirait tout symbole religieux dans l’espace public serait-elle plus efficace que la gestion au cas par cas? « Oui, affirme Julie Latour, avocate et ancienne bâtonnière du Barreau de Montréal. Car ces accommodements débordent sur d’autres aspects que la religion. L’égalité des sexes, par exemple, qui ne fait pas partie des valeurs de certains groupes. Si une demande d’accommodement y contrevient, il y a un problème. » C’était le cas, par exemple, lorsque des employées de la Société d’assurance automobile du Québec devaient céder leur place à des collègues masculins pour la supervision des examens de conduite des hommes de la communauté juive hassidique.

Nathalie Des Rosiers, avocate et porte parole de l’Association canadienne des libertés civiles, estime que le droit (civil, criminel, du travail) suffit à répondre aux problèmes que peuvent poser certaines demandes faites au nom de croyances personnelles. « Par exemple, sur un chantier de construction, un travailleur doit porter son casque.Ça ne se négocie pas, car il est question de sécurité. Le droit ne permet pas non plus à un client d’exiger d’être servi par un fonctionnaire masculin. » Autrement dit, le droit n’est pas un buffet où chacun se sert selon ses goûts.

Normes ou dérapages?

Déjà, des projets d’encadrement dérangent, comme le projet de loi 94, Loi établissant les balises encadrant les demandes d’accommodement dans l’Administration gouvernementale et dans certains établissements, qui prévoit notamment que les relations entre l’État et les usagers des services publics devront se dérouler « à visage découvert » au Québec. « La controverse surgit dans la mesure où le droit actuel reconnaît à un travailleur le droit de s’habiller comme il veut, du moment que ça ne nuit pas à l’exercice de ses fonctions, précise Nathalie Des Rosiers. Prenez une employée qui travaille dans son bureau à répondre à des courriels : en quoi son hijab dérange-t-il les autres? À moins qu’on modifie le droit du travail, cette loi viendrait brimer les fonctionnaires dans leur droit à la liberté de religion. De plus, si cette loi était appliquée sévèrement, elle pourrait dissuader des gens des communautés culturelles de travailler dans les services publics.Ce serait une forme d’échec de l’intégration de ces communautés, alors que la fonction publique doit refléter l’ensemble de la société. »

Malheureusement, ce sont les dérapages qui ont pris le devant de la scène, comme l’explique Djemila Benhabib, auteure de Ma vie à contre-Coran (VLB éditeur). « On a assisté à un glissement au moment où ces accommodements ont légitimé une norme politico-religieuse pour en faire LA norme sociale d’un ensemble de communautés. Quand le législateur accepte qu’une musulmane porte le voile devant une classe ou dans un ministère, il lance le message suivant aux autres musulmanes : dans votre religion, la norme veut que les femmes portent le voile islamique. C’est l’interprétation qu’il fait de l’islam.Mais qui a établi cette prétendue norme?Qui en fait un cheval de bataille en ce moment? Ce sont les radicaux, les intégristes islamistes. Vous voyez bien que l’enjeu est énorme! »

Nathalie Des Rosiers voit la chose d’un tout autre oeil. « Je pense qu’il vaut mieux, pour notre société, préserver une aire de reconnaissance de la liberté individuelle. Je privilégie l’autonomie de la personne. » Et ce, même à l’école, où elle considère correct que les professeurs arborent des signes religieux. « C’est un bon “entraînement” pour les élèves, ça leur montre qu’il y a des gens religieux dans notre société et de quelle manière aborder la question, qui n’est pas en soi un problème. »

Mais si plusieurs personnes dans une même école portent des signes religieux d’une même religion, s’agit-il encore d’une école laïque? « L’identité laïque de l’école ne dépend pas de la façon dont les élèves s’habillent, mais bien de l’enseignement qui y est fourni, répond Nathalie Des Rosiers.De la même façon, si tous les élèves décident de porter un chandail de hockey des Canadiens ou un t-shirt de magasin (American Eagle, The Jean Machine), cela ne signifie pas que l’école est commanditée par l’organisation en question. » Toutefois, le voile ne revêt-il pas une tout autre signification, celle de la soumission des femmes? « Il y a d’autres référents culturels et religieux qui sont incompatibles avec une pleine égalité entre les hommes et les femmes, souligne l’avocate. La sur-sexualisation des petites filles en est un exemple. Dénoncer un seul signe d’infériorité est un peu hypocrite. » Souvent, poursuit Nathalie Des Rosiers, la meilleure façon de dénoncer la discrimination est d’en parler. Et c’est ce que fait le féminisme (en matière de religion, d’hypersexualisation, d’inégalité salariale, etc.) depuis bien des années!

Religion vs égalité

Au Québec, l’égalité entre les femmes et les hommes est un principe de vie qu’on ne peut mettre entre parenthèses. Le premier ministre, Jean Charest, l’a d’ailleurs proclamé le 8 février 2007, lors de la mise sur pied de la commission Bouchard-Taylor : l’égalité des sexes est une valeur identitaire fondamentale qui définit le Québec moderne, a-t-il précisé, et un principe qui devait guider les commissaires dans la formulation de leurs recommandations. D’ailleurs, ne marche-t-on pas dans cette direction avec les modifications apportées il y a deux ans à la Charte québécoise des droits et libertés de la personne? Des changements qui suivaient la recommandation du Conseil du statut de la femme, exprimée dans son avis sur l’égalité et la liberté religieuse, et qui ont renforcé le principe d’égalité, notamment avec l’ajout du mot femmes à l’article 50.1 et la modification du préambule pour y inclure nommément l’égalité entre les femmes et les hommes. « Il était impératif d’apporter ces modifications, explique Me Latour, qui a pris part au processus. Car c’était comme une omission de l’histoire que de tenir l’égalité des sexes pour acquise, alors qu’elle n’avait jamais été proclamée par la loi québécoise. La charte du Québec date de 1975, celle du Canada de 1982. Il fallait donc arrimer notre charte à celle du Canada qui, elle, reconnaît l’égalité. De plus, ces changements s’appliquent à toutes les Québécoises, quelles que soient leur origine et leurs croyances. »

Or, poursuit l’avocate, ces modifications se sont heurtées à de la résistance. « On arguait que faire primer l’égalité des sexes pourrait brimer certaines femmes dans l’exercice d’autres droits fondamentaux, dont celui de la liberté de religion. Ce qui est contradictoire : c’est plutôt parce qu’elles sont brimées dans leur droit à l’égalité des sexes qu’elles ne peuvent exercer leurs droits fondamentaux. »

Car il faut bien l’admettre, le droit à la dignité des femmes dans les sociétés religieuses demeure celui qui est le plus souvent enfreint, et de loin. De ce point de vue, égalité rime avec laïcité. Quel choix fera-t-on pour l’ensemble des femmes qui habitent le Québec?