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La liste de Lina

Ce mot, qui signifie « l’agence juste » en suédois, désigne une entreprise visant à hausser la représentation des femmes comme expertes dans les médias.

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Dans les reportages du monde entier, expert et porte-parole sont des titres majoritairement accolés à la gent masculine. Même en Suède, pays abondamment cité en exemple en matière d’égalité des sexes, les hommes sont encore surreprésentés sur les ondes et dans les pages des journaux. Mais une initiative utilise les médias sociaux pour renverser la tendance : la « liste égalitaire » semble bien partie pour faire des petits!

Un soir d’hiver 2010, Lina Thomsgård, Stockholmoise alors âgée de 32 ans, retrouve des amis dans un bar fréquenté de la capitale suédoise où elle a ses habitudes. Encouragée par quelques consommations, elle décide d’aborder le gérant de l’établissement avec une question qui la chicote depuis quelque temps : « Pourquoi n’y a-t-il jamais de femmes DJ dans votre club? » Soupir audible, air agacé. Le gérant lui répond qu’il aimerait compter des femmes parmi ses disc-jockeys, mais que malheureusement, il n’y en a pas. Piquée au vif par cette justification qu’elle considère boiteuse et trop souvent utilisée pour expliquer l’absence de femmes, Lina s’engage sur-le-champ à lui fournir les noms de 100 femmes DJ le surlendemain. Chose promise, chose due : 36 heures plus tard, une liste de 130 noms, compilée avec l’aide de suggestions d’internautes interpellés par une page Facebook, était acheminée au gérant de la boîte de nuit. C’était le début de la « liste égalitaire ».

Quelques semaines plus tard, en mars, celle-ci devient officielle : Lina crée Rättviseförmedlingen (RF) (qui signifie littéralement « l’agence juste »). Le but de cette liste égalitaire est de « combattre les préjugés et de promouvoir une représentation équitable de tous les groupes sociaux », dixit le site de RF. Le principal outil de la liste égalitaire est inspiré de l’épisode DJ : une page Facebook, qui compte aujourd’hui plus de 28 000 adeptes. Des professionnels des médias et des organisateurs de conférences à la recherche de spécialistes provenant de groupes sous-représentés (les femmes, les Suédois d’origine étrangère…) contactent la petite équipe de RF pour qu’elle lance un appel à la communauté en ligne. Des demandes sont publiées en moyenne deux ou trois fois par semaine et des dizaines de recommandations apparaissent habituellement en quelques heures. Jamais une recherche n’est demeurée sans réponse.

Photographie de Lina Thomsgård
La Stockholmoise Lina Thomsgård a créé la liste égalitaire afin de promouvoir une représentation équitable de tous les groupes sociaux dans les médias, particulièrement des femmes.

Les chiffres parlent

En 2010, le rapport du groupe Global Media Monitoring Project (GMMP) révélait que 76 % des personnes que l’on entend ou dont il est question dans les médias sont des hommes. Et du côté des experts consultés, la surreprésentation des hommes atteint 80 %. L’équipe du GMMP a analysé plus de 17 000 reportages de la presse écrite et électronique de 108 pays.

En Suède, une enquête menée au printemps 2011 par le plus important quotidien du pays, Dagens Nyheter, révélait que 70 % des acteurs principaux présentés dans ses articles étaient des hommes. « C’est inacceptable! Même en Suède, ce soi-disant paradis de l’égalité, les femmes sont sous-représentées dans les médias. C’est une bataille qui semble avoir été abandonnée, un état des lieux qui est accepté comme inévitable », s’indigne Lina.

Concrètement, ça donne…

Au cours de la dernière année et demie, la liste égalitaire a notamment permis de trouver des expertes des nouvelles technologies pouvant commenter l’apport de Steve Jobs dans ce domaine, des femmes magiciennes, des dames spécialistes du groupe Pink Floyd et des analystes féminines pour réagir à l’arrestation de l’ancien chef militaire des Serbes de Bosnie, Ratko Mladic.

Plusieurs journalistes du principal quotidien du sud de la Suède, Sydsvenskan, ont eu recours aux services de Rättviseförmedlingen. « Chaque fois avec des résultats probants et intéressants », explique le rédacteur en chef, Daniel Sandström. Il ajoute que la liste égalitaire a « grandement sensibilisé les journalistes et leurs patrons à la réalisation de l’objectif de la diversité dans les médias. En nous offrant une façon pratique et facile d’y arriver, ça a créé un sentiment d’urgence. » Pour plusieurs journalistes, contacter l’équipe de RF est devenu un réflexe, une façon de contourner leurs automatismes, de s’éloigner de leur carnet de contacts habituels.

« En offrant le service gratuitement et en le faisant de façon positive, je ne leur laisse aucun choix. Ils doivent accepter qu’on les aide », s’amuse Lina, qui dirige aussi la boîte de relations publiques FRAU, qu’elle a fondée il y a quelques années. La gestion des demandes requiert une vingtaine d’heures par semaine à Lina et aux quelques bénévoles qui la soutiennent.

Ola Nilsson a entendu parler du projet quelques mois après son lancement par des amis qui avaient joint sa page Facebook. « C’est pour moi le meilleur exemple d’une utilisation d’un média social pour amener un changement sociétal », explique le Suédois dans la jeune trentaine qui vit maintenant à Bruxelles. Bénévole pour RF, Ola est le coordonnateur international du projet. « Nous avons reçu plusieurs courriels de la part de gens intéressés à mettre sur pied des listes semblables dans leur pays. Des initiatives devraient bientôt voir le jour aux États-Unis et en Grande-Bretagne, sous le nom Equalisters. » Ola note que le principal défi est de trouver les bons parrains et marraines pour que les projets prennent leur essor dans un nouveau milieu. « Lina a travaillé pendant 10 ans en relations publiques pour EMI Sweden et MySpace. Elle connaît énormément de gens dans les médias et les médias l’aiment. C’était une combinaison gagnante pour que RF bénéficie d’une grande visibilité dès le départ, et ça, c’est la clé. »

En 2010, le quotidien Dagens Nyheter a désigné Lina Thomsgård stans största hjälte, c’est-à-dire « la plus grande héroïne de la ville de Stockholm » pour la création de RF. Les prix, c’est bien, mais la plus grande fierté de Lina est mathématique. « Trente pour cent des abonnés de notre page Facebook sont des hommes; c’est près de 8 000 personnes. C’est toute une réussite pour un projet essentiellement féministe! » s’exclame celle qui rêve maintenant d’un réseau mondial de listes égalitaires.

Et au Québec?

« Une initiative comme la liste égalitaire a le mérite de nous faire penser à la diversité. C’est toujours bon de se le faire rappeler », note Jean-François Blais, journaliste à la recherche à l’émission Désautels, diffusée du lundi au vendredi sur la Première Chaîne de Radio-Canada. Comme l’équipe ne dispose que de quelques heures pour dénicher des invités, il avoue que l’utilisation d’un tel service serait intéressante, par exemple pour « organiser des tables rondes que nous planifions quelques jours à l’avance. Quand il y a plusieurs intervenants qui débattent d’un même sujet, nous cherchons l’équilibre des points de vue et des genres. Je remarque que c’est parfois un défi de trouver des voix féminines dans ce contexte, car notre banque de spécialistes compte plus d’hommes que de femmes ». Des volontaires pour marcher dans les traces de Lina?