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Santé: direction domicile

Ce n’est pas tant l’esprit de la réforme de la santé qui inquiète mais le rythme des changements et la manière dont ils seront administrés.

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Ce n’est pas tant l’esprit de la réforme de la santé qui inquiète mais le rythme des changements et la manière dont ils seront administrés.

Virage ambulatoire : une drôle d’expression pour signifier que l’hôpital deviendra un lieu réservé aux soins aigus, alors que la plupart des autres types de soins seront dispensés à domicile ou dans la communauté. Plus concrètement, cela veut dire qu’on n’hospitalisera plus pour les examens préopératoires, qu’on multipliera les chirurgies d’un jour et que l’on réduira de 20% en moyenne la durée d’hospitalisation, les CLSC (Centre local de services communautaires) devant assumer la relève à domicile. Si les chirurgies d’un jour concernent des interventions relativement bénignes (circoncision, ligature des trompes, traitement de l’otite, curetage), on prévoit faire dispenser à domicile des soins infirmiers spécialisés tels que la chimiothérapie, la radio-oncologie, la dialyse et la nutrition parentérale. Ce virage dont on parle beaucoup est encore théorique. En attendant son implantation dans l’ensemble du réseau, on peut déjà le voir à l’œuvre en miniature.

Alain M. est enfin de retour chez sa blonde après cinq semaines passées à hôpital pour un problème neurologique qui a nécessité une greffe au bras et l’utilisation d’une orthèse à la jambe. Une infirmière le visite chaque jour pour vérifier ses signes vitaux et refaire son pansement. Les premiers temps, le physiothérapeute se rendait aussi à domicile. D’ici quelques jours, c’est le personnel du CLSC qui changera son pansement et il suivra les traitements de physiothérapie et d’ergothérapie en externe.

Sans l’hôpital à domicile, une expérience-pilote qui se déroule depuis huit ans à Verdun, à Maisonneuve-Rosemont et à la Cité de la Santé de Laval, Alain M. serait resté trois semaines de plus à l’hôpital. Or, cela commençait à le déprimer sérieusement. « On récupère plus vite à domicile entouré du monde qu’on aime » . Mais aurait-il pu retourner à la maison sans sa copine pour l’aider? « Non, au début, elle devait même m’aider à uriner. Maintenant, je peux le faire seul, mais j’ai besoin d’aide pour les bains et les repas. Si ma blonde s’absentait pour toute une journée, je pense que je mangerais maigre.. . » Christiane Côté, infirmière à l’hôpital à domicile, souligne aussi l’importance du soutien psychologique offert par la copine : « Elle l’encourage à faire ses exercices, à porter son orthèse.. . »

Pour les gens que nous avons rencontrés, l’hôpital à domicile, c’est un peu le meilleur de deux mondes : être chez soi, mais avec la supervision médicale et les soins du personnel infirmier de l’hôpital. A l’hôpital Maisonneuve-Rosemont de Montréal, quelque 550 patients par année (45% d’hommes, 55% de femmes) retournent ainsi chez eux précocement, avec leur consentement et souvent même, à leur demande. On les traite pour 225 $ par jour environ contre 500 $ par jour en moyenne pour une hospitalisation traditionnelle. La moitié environ des malades traités à domicile le sont par antibiothérapie intraveineuse, c’est-à-dire qu’ils prennent chez eux, grâce à une petite pompe programmable, les antibiotiques qu’on leur aurait autrement administrés pendant plusieurs semaines à l’hôpital.

C’est le cas de Patrick B., un jeune patient cardiaque. Depuis cinq semaines, il prend ses antibiotiques à domicile, en fait avant et après une hospitalisation qui avait pour but de drainer une infection au site de son stimulateur cardiaque. On lui à enseigné, ainsi qu’à sa famille, à surveiller deux choses : s’ii ressent une enflure, une douleur ou un brûlement à son cathéter, il doit arrêter la pompe et appeler à l’hôpital. Si la pompe sonne, il faut au besoin changer la pile et redémarrer la machine. Éventuellement, on pourrait même lui apprendre à changer son sac d’antibiotiques et à reprogrammer sa pompe.

Après deux opérations et deux mois à l’hôpital, Johanne S. vient de retourner chez elle; elle a besoin de faire changer son pansement quotidiennement et reçoit des antibiotiques durant quatre heures par jour. Quatre heures branchée sur son « amant », comme elle appelle la machine programmable qui lui distribue le soluté. L’infirmière passe tous les jours et le médecin tous les deux jours. « C’est sûr qu’au début on craint un peu, mais j’ai vite réalisé que mon téléphone, c’est l’équivalent de la cloche à l’hôpital. A un moment donné, j’ai téléphoné à l’hôpital parce que mon soluté ne descendait pas et l’infirmière de garde m’a rappelée en l’espace de cinq minutes » .

L’hôpital à domicile a offert à cette patiente les services d’une auxiliaire, mais Johanne S. a refusé. « J’ai un bon réseau de soutien, des voisines, et surtout une petite famille qui en mène large » . Mélanie, 12 ans, donne un gros coup de main pour le lavage, les repas, le petit ménage. Sébastien, 6 ans, et son papa font aussi leur part. Cela demande une organisation familiale bien rodée, mais, de l’avis de Johanne S., beaucoup moins exigeante que durant les deux mois passés à l’hôpital. « Tout le monde est moins fatigué. Avant cela, mon conjoint devait courir, faire souper les enfants, venir me voir à l’hôpital. Les enfants souffraient de ne pas me voir; pendant la période des examens, je ne voulais pas qu’ils viennent tous les soirs, à cause de l’étude. Et puis l’hôpital, ça devient démoralisant » .

Accoucher.. . et s’en aller

Depuis le début de 1995, l’Hôpital général juif de Montréal a réduit le temps de séjour de ses nouvelles accouchées. Retour à la maison deux jours après un accouchement sans complication et quatre jours après une césarienne. On devrait ce mois-ci débuter un programme de court séjour : toutes les nouvelles mères qui remplissent un certain nombre de critères physiques et psychosociaux rentreront chez elles 24 heures ou moins après l’accouchement. On veut toucher ainsi 20% de la clientèle la première année. Pour Lise Pouliot, infirmière-chef à l’unité postnatale, ce n’est pas uniquement une réponse à des contraintes budgétaires, mais une nouvelle façon, plus personnalisée, de donner les soins. « C’est un peu comme un moyen terme entre la maison des naissances et l’accouchement traditionnel à l’hôpital » .

La qualité du suivi est cependant primordiale. « Aux États-Unis, rapporte Lise Pouliot, les hôpitaux renvoyaient les nouvelles mères chez elles au bout de six heures, sans se donner les moyens de vérifier par la suite leur état et celui du bébé. Résultat : il y avait beaucoup de bébés déshydratés » . Dans le nouveau programme de court séjour de l’Hôpital général juif, la mère quitte avec les numéros de téléphone de l’unité postnatale et de son CLSC. Une infirmière fait le lendemain une évaluation téléphonique. La mère et l’enfant reviennent le troisième jour pour un examen.

Lise Pouliot se dit bien consciente des contraintes que cela peut poser, ne serait-ce que pour les mères qui devront revenir à l’hôpital avec un bébé de trois jours en pleine tempête de neige. « Notre système n’est peut-être pas optimal, mais il faut le voir comme une étape transitoire en attendant que les CLSC puissent répondre largement à ce type de demandes » . Conjointement avec le CLSC Côte-des-Neiges, l’hôpital a d’ailleurs fait une demande de financement pour un projet de recherche qui établirait les éléments d’un suivi postnatal optimal. Avec une clientèle beaucoup plus restreinte, il est vrai, la maison des naissances Côte-des-Neiges effectue cinq visites postnatales au domicile des nouvelles accouchées.

Peut-on dire que le virage ambulatoire, ce sera l’hôpital à domicile généralisé à l’échelle du Québec? Il serait prématuré de l’affirmer, parce que trop de questions demeurent sans réponse. On a beau dire que le malade devra toujours donner son consentement avant d’être transféré à domicile, n’y aura-t-il pas une pression pour libérer au plus vite les lits d’hôpitaux? Quelle sera la part d’engagement réclamée des familles? Les nouvelles ressources seront-elles en place avant les fermetures d’hôpitaux? Comment assurera-t-on la continuité entre les soins donnés à l’hôpital et ceux dispensés à domicile par les CLSC?

Le Dr Laurent Trempe a des inquiétudes à cet égard. Il est le patron de l’hôpital à domicile de Maisonneuve-Rosemont, une expérience qui risque de prendre fin avec l’entrée en scène des CLSC. « Les CLSC prendront la relève à domicile; cependant, l’hôpital conserve l’obligation d’assurer un suivi médical. Mais que se passera-t-il s’il y a un problème à 2 h du matin : on retourne le patient à l’urgence? Par ailleurs, tant qu’on est dans le même établissement, on peut dire que tel patient a besoin de tel service et qu’on va le lui donner. Mais avec le virage, les hôpitaux ne pourront pas évaluer les ressources disponibles dans chaque CLSC. Le médecin pourra être réticent à confier son patient au CLSC s’il ne connaît pas exactement les services qui lui seront dispensés » .

Renée Spain, directrice générale du CLSC Centre-Sud, l’un des quatre CLSC à avoir conclu avec l’hôpital Notre-Dame une entente de type virage ambulatoire, réfute ces objections. « Les 30 CLSC de la région de Montréal offrent déjà des services de maintien à domicile à plus de 47 000 personnes par année; le virage ambulatoire en amènerait environ 21 000 de plus. Nous avons l’expertise pour le faire; nous sommes habitués d’exécuter les prescriptions de soins provenant des médecins et nous expérimentons un système de communication entre le CLSC et l’hôpital, justement pour assurer la continuité des soins. Nous nous assurons que, si un patient a besoin d’être réhospitalisé, ce soit dans un département et non à l’urgence » .

Présidente de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec, Gyslaine Desrosiers fait valoir les aspects positifs du virage ambulatoire : des interventions médicales « allégées », une nouvelle philosophie par laquelle on cesse d’infantiliser le malade, de meilleures chances de guérison. Toutefois, la continuité des soins la préoccupe elle aussi. « Prenons le cas de la chimiothérapie à domicile, illustre-t-elle. Le traitement sera prescrit par un oncologue de l’hôpital et administré par une infirmière du CLSC. Comment vont-ils se coordonner? Un autre aspect m’inquiète : c’est plus simple pour quelqu’un de Montréal de retourner à la maison parce qu’il peut facilement revenir à l’hôpital en cas d’urgence, mais c’est moins évident pour la personne qui habite un village sur la Côte-Nord ou en Abitibi. J’espère aussi qu’on n’enverra pas à domicile des personnes isolées et sans soutien, comme ce fut le cas en psychiatrie » .

Ce qui inquiète Gyslaine Desrosiers, ce n’est pas tant l’esprit de la réforme mais le rythme des changements et la façon dont ils seront administrés.

Les congés vont-ils y passer? Conséquences présumées sur les femmes : trois points de vue

JENNIE SKENE dirige la Fédération des infirmières et infirmiers du Québec. Selon elle, une fois passée l’étape des fermetures d’hôpitaux et des coupures de postes («stressante pour nos membres»), le virage ambulatoire pourrait signifier un progrès pour les infirmières. « Avec un peu de temps, avec de la formation en cours d’emploi si nécessaire, cela pourrait vouloir dire une nouvelle façon de travailler, plus près de la communauté, et même élargir le rôle des infirmières, un peu comme en Ontario où elles prescrivent des médicaments et initient des traitements » .

Elle craint davantage des conséquences négatives sur les femmes, salariées ou non, qui recevront un proche malade à la maison. « Le réseau des CLSC a déjà de la difficulté à répondre aux besoins actuels. Les premières fermetures d’hôpitaux sont prévues pour février. Cela laissera bien peu de temps au CLSC pour engager du nouveau personnel, former celui qu’ils ont déjà. Par ailleurs, même si les investissements suffisants étaient faits dans les CLSC, on peut penser que les femmes seront touchées. Celles qui travaillent devront sans doute s’absenter; déjà, on trouve qu’elles font carrière à temps partiel » !

NANCY GUBERMAN, professeure en travail social à l’UQAM, a constaté que les femmes qui gardent à la maison un proche âgé ou souffrant de maladie mentale vivent de l’isolement et ont tendance à se retirer du marché du travail. Ces effets risquent-ils de se reproduire dans le cas du virage ambulatoire? « L’appel aux proches ne se traduira pas nécessairement par de l’isolement social, mais on peut penser que les femmes y passeront leurs journées de maladie et leurs congés mobiles, comme c’est le cas actuellement pour les urgences et les maladies des enfants. J’ai aussi un doute sur la capacité du réseau de faire une évaluation de la qualité de l’aide qui peut être fournie par le milieu familial. Actuellement, en maintien à domicile, si le patient dit qu’il y a quelqu’un à la maison pour lui donner son bain, on ne vérifie pas si cette personne est en train de se ruiner le dos pour le faire » . Nancy Guberman ne croit pas qu’on devrait pour autant abandonner l’idée de virage ambulatoire. « La philosophie sous-jacente, selon laquelle on devrait retourner aux gens les aspects de leur santé qui ne requièrent pas d’expertise médicale, est intéressante. Mais la condition de base, c’est qu’on ne prenne pas pour acquis que les femmes sont là pour boucher les trous » .

Pour RENÉE SPAIN, directrice du CLSC Centre-Sud, la réduction de la durée de séjour n’affectera pas nécessairement le travail salarié des femmes. « Ce n’est pas parce que la personne quitte l’hôpital le jeudi plutôt que le dimanche qu’on augmente radicalement la charge de la famille. N’y aurait-il pas lieu d’instaurer une responsabilité familiale partagée, de faire en sorte que ce ne soit pas toujours les femmes qui puisent dans leur banque de congés? Les mentalités seront-elles assez évoluées pour éviter que le retour précoce à domicile retombe sur les femmes? »