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Le défi des femmes corses: faire de l’île de Beauté un havre de paix

Ce n’est ni le clan, madame, qui a tué mon fils, ni l’État. Ce sont les Corses eux-mêmes qui ont assassiné mon fils!

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« Ce n’est ni le clan, madame, qui a tué mon fils, ni l’État. Ce sont les Corses eux-mêmes qui ont assassiné mon fils! » , lançait d’une voix tremblante Mme Albertini à l’émission Bas les masques de Mireille Dumas, diffusée le 17 janvier 1996. Ce cri de désespoir, elle n’était ni la première, ni la seule à le rendre public.

C’est que, depuis la fin de 1994, la lutte nationaliste corse a tourné à la vendetta. L’île de Beauté, peuplée de 270 000 habitants, est devenue le théâtre d’affrontements violents entre factions rivales qui cherchent à prendre le contrôle pour s’assurer la position enviable de porte-parole auprès du gouvernement français. Entre deux plastiquages d’édifices publics représentant le « continent » , les clandestins s’assassinent entre eux. La situation a dégénéré à tel point qu’il est devenu difficile de savoir qui tue qui dans ce carnage où s’affrontent, à travers leurs branches armées (Resistanza, FLNC canal habituel et FLNC canal historique), les groupes issus de l’éclatement, en 1990, de A Cuncolta Naziunalista.

Cette guerre dans la guerre a fait une quarantaine de victimes en 1994 et environ 36 en 1995. Il faut bien se contenter d’une approximation puisque, parmi ces morts, combien résultent du conflit politique? Combien proviennent de règlements de compte personnels ou à saveur mafieuse? Une seule chose est certaine, toutes les victimes sont des hommes.

Car il faut savoir que les femmes n’ont pas accès à la place publique en Corse. Celles qui ont embrassé la cause nationale y participent de la façon « la plus traditionnelle et la plus conforme au rôle qui leur est dévolu : elles ont épaulé l’action des hommes dans la lutte. Quand la répression s’est abattue, elles se sont portées en avant pour organiser le soutien à leurs « maris, frères, fils » prisonniers et pour occuper les places restées vacantes par ceux qui étaient en prison ou au maquis. Et quand les hommes sont sortis de prison, les femmes sont pour la plupart rentrées tout naturellement à la maison, où elles continuent de soutenir « leurs » militants » . Ce qui valait en 1983, au moment où Anne-Marie Quastana et Sylvia Casanova écrivaient ces lignes, est toujours d’actualité.

Bien que la Corse soit une petite île isolée au milieu de la Méditerranée, elle a vécu, comme d’ailleurs le reste de l’Europe, une histoire tourmentée, ponctuée par une succession d’invasions qui ont fait d’elle un melting pot. Les Grecs, les Romains, les Normands, les Ibériens et d’autres encore y ont défilé tour à tour jusqu’à ce que l’île soit finalement rattachée à la France en 1768. Dans la foulée des mouvements régionalistes des années 50, la Corse, tout comme la Bretagne, le pays Basque ou l’Irlande, se réclame d’une identité propre. Puis, la lutte glisse vers la revendication d’une autonomie, voire de l’indépendance totale. La violence fera son apparition en 1975, lors d’un affrontement entre les militants de l’ARC (Action pour la Renaissance de la Corse) et les policiers français.

L’isolement, la faible densité de la population, une économie à la dérive, le tout associé au culte des armes, à la tradition de la vendetta (la vengeance) et de l’omerta (la loi du silence), contribuent à entretenir un climat étouffant qui accentue l’oppression des femmes. Une des conséquences de cet état de fait est qu’il n’y a jamais eu de mouvement féministe autonome en Corse. Et si on connaît le nombre d’hommes que leur assassinat a transformé en héros du jour au lendemain, on ne sait pas combien de femmes sont tombées sous les coups de leur mari, d’un proche ou d’un inconnu. Ces assassinats sont tenus pour négligeables au point qu’ils ne constituent pas une catégorie dans les statistiques.

On ne sera donc pas étonné que les femmes n’aient pu véritablement réagir que lorsque le vase s’est mis à déborder, c’est-à-dire au moment où les hommes se sont attelés à la tâche de s’entretuer. Excédées, une trentaine d’entre elles se réunissent à Bastia en janvier 1995 et lancent une série d’actions contre le terrorisme. Elles organisent conférences de presse, signatures de déclarations et manifestations. Elles réussissent à ce que 3000 femmes signent le Manifeste pour la vie qui stipule que « Moi, femme, mère, sœur, épouse de Corse, je prends résolument le parti de la vie et déclare la guerre à la violence qui règne en maître dans ce pays. Je refuse l’état de non-droit, la dérive aveugle, la peur et les bouches cousues » . Mais l’omerta est si forte que ces femmes évitent le sujet de la mafia. « On fait un peu comme les folles de la Place de Mai en Argentine, explique une des organisatrices. On vient tous les lundis du mois, toujours à la même heure, devant la préfecture » .

Cependant, ces approches ne font pas l’unanimité dans le mouvement. Des féministes se disent choquées par la formulation « moi, femme, mère, sœur, épouse de Corse » qui définit les femmes comme des appendices des hommes. Elles relèvent aussi des ambiguïtés dans l’utilisation de la formule « manifeste pour la vie » . D’abord, parce que le mot « vie » est malheureusement souvent associé à la lutte contre la contraception, l’avortement et la libre sexualité des femmes. Ensuite parce que ce mot renvoie trop à leur rôle traditionnel de reproductrices.

En août 1995, ces féministes démissionnent du Manifeste pour la vie pour créer l’association Femmes contre la violence en Corse. Brisant la loi du silence, leur manifeste s’élève, non seulement contre la violence nationaliste et le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie qui en résultent, mais aussi contre toutes les violences perpétrées dans l’île contre les femmes : viols, violences conjugales, agressions, harcèlement sexuel lors de l’embauche et sur les lieux de travail, violences sociales et économiques. « Nous voulons aller vers une action citoyenne des femmes qui, même célibataires ou orphelines, sans fils, sans pères, sans frères et sans cousins, auraient beaucoup à dire sur la bêtise meurtrière qui semble animer les hommes de ce pays » , précisent-elles dans un communiqué émis en janvier 1996.

Selon la correspondante à Paris de ce mouvement féministe, Elisabeth Salvaresi, la Corse ne pourra jamais évoluer tant que la question de l’oppression des femmes ne sera pas portée au centre des débats. Et l’idée qu’il y aurait une âme corse qui rend ce peuple différent la fait rire. Les Corses sont si semblables aux autres, ajoute-t-elle, que leur nationalisme raisonne comme tous les autres nationalismes : il ne fait que rabâcher le vieux discours du retour aux valeurs traditionnelles et il se nourrit de la nostalgie du « bon vieux temps » .

L’analyse d’Elisabeth Salvaresi rejoint celle de féministes d’autres pays qui dénoncent, elles aussi, une idéologie qui, tout en glorifiant les soi-disant vertus féminines, n’hésite pas à renvoyer les femmes à leurs casseroles au nom de la patrie et d’un intérêt général servant, en fait, celui des hommes. Pour déjouer ce piège, les féministes corses pourraient peut-être s’inspirer du précédent créé par l’Association des femmes autochtones du Québec et du Canada en 1992 : conditionner leur soutien à la lutte autochtone pour l’autonomie, à la garantie de l’égalité juridique entre les femmes et les hommes…