Aller directement au contenu

Les enfants de Duplessis : d’abord victimes du patriarcat

Qui mérite l’opprobre pour le sort réservé aux enfants illégitimes avant la Révolution tranquille?

Date de publication :

Auteur路e :

Qui mérite l’opprobre pour le sort réservé aux enfants illégitimes avant la Révolution tranquille?

C’est bien mal poser la question, si on en croit la sociologue et historienne Marie-Paule Malouin. Comme elle le démontre dans son livre intitulé L’univers des enfants en difficulté au Québec entre et , le traitement de ces enfants découle en droite ligne des rôles imposés aux femmes dans la société patriarcale de cette époque.

Pour les femmes, les décennies 40 et 50 portent fort justement leur titre de « Grande noirceur ». Les mères d’enfants conçus dans le « péché » subissent les foudres d’une société patriarcale et autoritaire, encadrée serré par l’action combinée et complice de l’État et de l’Église. Par leur travail sans salaire exercé dans des conditions pénibles, qui leur sont d’ailleurs dictées par ceux qui tirent les ficelles, d’autres femmes, qui ont pris le voile, tentent tant bien que mal de prendre la relève. Bref, souligne l’auteure, l’emprise du patriarcat aide à comprendre à la fois pourquoi les enfants sont placés et comment ils vont être pris en charge par les communautés religieuses.

Le contexte de la recherche

C’est à la demande de la Conférence religieuse canadienne (CRC) que Mme Malouin s’est intéressée à l’univers des enfants abandonnés de l’ère Duplessis. La recherche, orchestrée par un groupe de travail dirigé par Laurette Champigny-Robillard, visait à faire la lumière sur le contexte social et politique des événements en cause. Et ce, afin de remettre en perspective le rôle joué par les congrégations pointées du doigt et mieux cerner les responsabilités qui leur incombent. « Il n’y a eu ni interférence, ni censure de la part de la CRC », insiste Mme Malouin pour dissiper tout doute quant à l’indépendance totale dont a bénéficié son groupe de travail.

En dépouillant les articles de journaux, thèses et volumes écrits à cette époque ou sur cette époque, et en utilisant une grille d’analyse féministe, le groupe de travail a dévoilé des faits nouveaux et découvert une signification que d’autres approches auraient ignorée ou occultée.

Mais l’évidence n’a pas sauté aux yeux de tous; le président du Comité des orphelins et orphelines de Duplessis, Bruno Roy, a critiqué publiquement la vision défendue dans le livre de Mme Malouin, lui reprochant notamment de juger « à l’aune des critères féministes d’aujourd’hui » les événements des et 50. Il parle même de détournement de sens de l’histoire.

Sidérée par ces propos, Mme Malouin rétorque : « En niant aux chercheurs et chercheuses le droit d’appliquer une grille féministe à ce problème, les “orphelins de Duplessis” vont jusqu’à remettre en question la valeur même de toute théorie féministe, rangée au niveau de critères arbitraires, dépouillée de son caractère scientifique. »

Pourtant, le but de la démarche n’est ni d’accuser, ni de défendre qui que ce soit, mais plutôt de « permettre à la société de progresser dans sa perception des plus démunis et dans la mise en œuvre des moyens de leur venir en aide. » Et pour y parvenir, les rapports hommes-femmes ne peuvent être écartés puisque les faits nous y ramènent constamment.

Les faits

A une époque où la sexualité féminine est perçue comme un « mal nécessaire » pour assurer la procréation, seule justification à l’union du couple sanctionnée par l’Église, « … une naissance illégitime est largement associée à une condamnation à une vie ratée », peut-on lire dans l’ouvrage.

Seule solution au déshonneur : se terrer dans la clandestinité et confier l’enfant à un orphelinat. Durant les deux décennies observées, entre 2 500 et 5 000 femmes par année donnent ainsi la vie, comme des parias, à des enfants indésirables qui, sur le plan légal, sont considérés comme des citoyens de deuxième ordre.

De toute façon, dans un monde organisé autour de l’homme pourvoyeur, les « filles-mères » ne peuvent subvenir seules à leurs besoins et à ceux de leur enfant : les salaires décents sont réservés aux pères de famille. Du reste, comme toutes les femmes, elles n’ont pratiquement accès ni à l’instruction, ni au monde du travail. En plus, elles subissent le rejet de leur famille, sans pouvoir compter sur aucune aide financière de l’État. À n’en pas douter, le mariage religieux constitue pour les femmes le seul visa assurant un accès légitime non seulement à la maternité, mais même à la survie économique.

Alors que faire de tous ces « fruits du péché »? Financièrement, le gouvernement tient à ce que son engagement soit minimal. À partir du XIXe siècle, il a donc établi un concordat avec l’Église en vertu duquel celle-ci accepte de prendre en charge les indigents et les orphelins qu’elle confie aux congrégations de religieuses. Grâce au travail bénévole des sœurs, ou faiblement rémunéré des laïques qu’elles emploient, l’assistance publique se maintient à un coût modique pour la société. De plus, conformément à la norme des sociétés patriarcales où le soin des enfants constitue pour les femmes une « vocation », ce secteur est quasi exclusivement féminin. Enfin, avance la chercheuse, parmi les religieuses, ce sont celles qui sont les moins instruites ou qui proviennent elles-mêmes des milieux les plus défavorisés qui prennent en charge le réseau d’assistance. Donc, des femmes démunies, au bas de la hiérarchie ecclésiale, s’occupent des enfants les plus démunis de la société.

Les crèches et les orphelinats où sont parqués ces enfants sont surpeuplés, sous-financés, les conditions de travail y sont pénibles. Pire, certains enfants sont placés à tort en milieu psychiatrique, précisément ceux qu’on appellera plus tard les « orphelins de Duplessis ». Mais qu’importe : les classes dirigeantes et, avec elles, le reste de la société s’intéressent fort peu au sort des enfants pauvres ou abandonnés.

A la faveur des , le développement des savoirs dans le champ psychosocial, l’émergence de nouveaux groupes socioprofessionnels (travailleurs sociaux et psychiatres notamment) et le tourbillon de réformes sociales entraînent un virage : il faut transformer les établissements où on héberge les enfants pour les confier à des « spécialistes », des hommes, bien sûr. Ce qui commande une augmentation de la contribution financière de l’État, auquel cas, cependant, le concordat avec l’Église ne tient plus : l’heure de la laïcisation a sonné. Pour les sœurs, ce mouvement coïncide avec un processus de « normalisation patriarcale » entrepris au sein de l’Église. Le temps semble venu de « remettre les sœurs » à leur place, elles qui sont parvenues à gérer des établissements très imposants alors que les femmes mariées n’ont même pas encore le droit de signer un contrat! Exit les sœurs, leur dévouement et… leurs maladresses. Et même si elles redevenaient laïques, « elles n’ont pas, comme les frères, le sexe qui convient pour occuper un emploi prestigieux et de commande », souligne Mme Malouin.

Depuis, les temps ont bien changé. Les femmes ont pris le contrôle de leur sexualité. Elles sont de plus en plus nombreuses à occuper des postes de direction. Les mères sans conjoint ne sont plus montrées du doigt. Mais est-ce si différent?

Mme Malouin n’en est pas sûre. « On a changé notre façon de prendre en charge les enfants qui ont besoin de secours. On a fait des progrès : ils ne risqueraient plus de se retrouver en milieu psychiatrique. Ils demeurent avec leur mère, mais regardez dans quel état de pauvreté! Collectivement, s’indigne-t-elle, on ne prend toujours pas nos responsabilités envers eux. À peine plus et mieux qu’autrefois. Et ceux-là, qui pourront-ils accuser? »